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Andrew Ridker à tout juste 27 ans signe avec Les Altruistes son premier roman, celui-ci publié simultanément dans 18 pays. C’est peu dire que les éditeurs croient en ce livre. Et ils ont raison, il s’agit d’un coup de maître. Si on peut arguer que le récit est parfois trop construit, parfois trop écrit, on ne peut nier qu’il est le plus souvent très bien construit, très bien écrit.
Les Altruistes ou l’histoire d’un père, Arthur, prof d’université non titularisé. La diminution progressive de ses heures de cours ne l’aidant pas à joindre les deux bouts, il va dès lors tenter de se rapprocher d’Ethan et Maggie, ses enfants, lorgnant sur leur part d’héritage.
Les Altruistes ou l’histoire d’un fils, Ethan, qui sombre depuis 2 ans dans une réclusion lénifiante et onéreuse. L’héritage reçu de sa mère une fois dilapidé, Ethan se retrouve endetté jusqu’au cou. Ethan rêve d’un coup de main de son père.
Les Altruistes ou l’histoire de Maggie, la fille, qui décide de ne pas toucher à l’argent immérité et de vivre plus que chichement de petits boulots ingrats et usants.
Les Altruistes ou l’histoire d’une mère, Francine, qui tenait à bout de bras, vaille que vaille, toute cette famille, ce château de cartes s’effondrant après sa mort.
Les Altruistes ou trois pieds nickelés, du moins deux, surnageant dans le marasme qu'ils ont eux-mêmes créé.
Andrew Ridker nous présente ce petit monde par le menu, son cheminement, et ausculte au scalpel tout ce qui constitue la vie de ces protagonistes quelque peu détestables mais attachants tant on se reconnaît dans leurs petits ou gros travers. Il déroule les idéaux bafoués que peut contenir une vie, comment on imagine les choses, comment on met tout en place pour les atteindre, comment ça se passe dans la réalité. Avec une sociologie et une psychologie imparables, Ridker pousse la littérature à des sommets nous entraînant dans un manège, une course folle, où il nous tend finalement le miroir de notre vie dans ce monde globalisé au sein duquel nous sommes tous un peu perdus et avec lequel on compose.
Rivages, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Olivier Deparis, 23 €.
Depuis 2017 et la parution en français de son roman Le passé, mon panthéon de romancières anglaises compte un nom nouveau, celui de Tessa Hadley. L'intelligence, la finesse, l'ironie, le sens du détail — en un mot, la grâce — qui ravissent à chaque page de ce roman familial sont toujours au rendez-vous aujourd'hui que paraît Occasions tardives. Peu de romanciers réussissent comme elle à capter les pulsations les plus intimes, les mouvements de l'âme les plus infimes, tout en parlant si bien du tumulte de notre monde contemporain.
Occasions tardives échappe à toutes les étiquettes que l'on voudrait lui coller. En apparence, nous avons lu mille fois l'histoire qui s'y tisse, celle de deux couples aisés, qui écoutent Schubert, visitent la Biennale de Venise, dissertent autour de grands crus dans leurs appartements des beaux quartiers de Londres. Et pourtant: sous le subtil scalpel de Tessa Hadley, ces quatre personnages ne sont en rien des archétypes de roman bourgeois. Leurs pensées, leurs secrets, leurs contradictions en font des êtres de chair et d'émois, aux désirs imprévisibles.
Deux couples donc, Christine et Alex, Zachary et Lydia. Ils se connaissent depuis leurs années de jeunesse, et rien, ni le temps qui passe, ni les enfants qui grandissent, ni les désillusions ou la réussite sociale, n'est venu ternir leur amitié complice. Quand s'ouvre Occasions tardives, leurs vies tranquilles cèdent le pas à la sidération: Zachary vient de mourir d'un infarctus foudroyant. Christine et Alex accueillent Lydia chez eux et l'épaulent dans l'épreuve. Le surgissement de la mort va obliger chacun des survivants à s'interroger sur le sens qu'il a donné à sa propre existence. La place laissée béante par l'exubérant Zachary va également reconfigurer les relations entre Christine, Alex et Lydia. Toutes ces chorégraphies intimes, du simple frémissement aux mouvements telluriques, Tessa Hadley les saisit en des vignettes empreintes de délicatesse et d'un incroyable effet de vérité.
Il y aurait encore tant de choses à souligner à propos de ce roman dense et tissé serré. Il faudrait parler, par exemple, des enfants des deux couples, jeunes adultes d'aujourd'hui, dont les interrogations et les désirs semblent bien éloignés de ceux de la génération précédente. Il faudrait aussi s'arrêter sur l'image de Londres et sur la géographie urbaine qui se dessinent en creux tout au long du livre. Il faudrait encore insister sur la fluidité du temps chez Tessa Hadley: chez elle, "le présent [est] transparent, et le passé visible au travers".
Tessa Hadley est le secret bien gardé de la littérature anglaise d'aujourd'hui. Un secret si formidable que l'on a l'irrésistible envie de le partager.
Éditions Christian Bourgois, traduit de l'anglais par Aurélie Tronchet, 22 €
L'écriture du fragment est un art bouleversant. Le fragment est fragilité, dépouillement, solitude. Il fait place au silence, qu'il n'essaie surtout pas de combler. Le fragment sonne comme un écho d'éternité, il porte en lui la densité de l'héritage philosophique grec archaïque, le balancement du haiku, la précision d'une description scientifique.
On imagine difficilement les magnifiques Bleuets de Maggie Nelson écrits autrement que dans cette forme fragmentaire, résolument audacieuse et contemporaine. En 240 textes brefs, Maggie Nelson analyse sa passion pour la couleur bleue. Elle convoque l'art, la philosophie, la science ou la littérature pour donner des contours à son addiction au bleu, mais aussi des bribes de quotidien, tel objet qui l'émeut, telle lumière, telle encre: "je rédige ceci à l'encre bleue, de manière à me souvenir que tous les mots, et non pas juste certains, sont écrits sur l'eau".
Surtout, Maggie Nelson lie le bleu à des émotions, "ces embrasements douloureux" de la solitude. Le bleu est la couleur des démons qui l'assaillent, du blues, des blessures d'une amie accidentée, d'un amour qui finit et dont le deuil est impossible.
En déclinant les infinies nuances du bleu, Maggie Nelson offre un texte érudit mais qui n'oublie jamais d'être sincère, et qui creuse si profond dans l'intime qu'il en devient universel.
Bleuets est un livre consolant et inspirant. Chaque lecteur y glanera des bribes dont il pensera qu'elles ont été écrites pour lui seul: c'est la magie des grands livres.
Éditions du Sous-Sol, traduit de l'anglais (États-Unis) par Céline Leroy, 14.50 €