L'écriture du fragment est un art bouleversant. Le fragment est fragilité, dépouillement, solitude. Il fait place au silence, qu'il n'essaie surtout pas de combler. Le fragment sonne comme un écho d'éternité, il porte en lui la densité de l'héritage philosophique grec archaïque, le balancement du haiku, la précision d'une description scientifique.
On imagine difficilement les magnifiques Bleuets de Maggie Nelson écrits autrement que dans cette forme fragmentaire, résolument audacieuse et contemporaine. En 240 textes brefs, Maggie Nelson analyse sa passion pour la couleur bleue. Elle convoque l'art, la philosophie, la science ou la littérature pour donner des contours à son addiction au bleu, mais aussi des bribes de quotidien, tel objet qui l'émeut, telle lumière, telle encre: "je rédige ceci à l'encre bleue, de manière à me souvenir que tous les mots, et non pas juste certains, sont écrits sur l'eau".
Surtout, Maggie Nelson lie le bleu à des émotions, "ces embrasements douloureux" de la solitude. Le bleu est la couleur des démons qui l'assaillent, du blues, des blessures d'une amie accidentée, d'un amour qui finit et dont le deuil est impossible.
En déclinant les infinies nuances du bleu, Maggie Nelson offre un texte érudit mais qui n'oublie jamais d'être sincère, et qui creuse si profond dans l'intime qu'il en devient universel.
Bleuets est un livre consolant et inspirant. Chaque lecteur y glanera des bribes dont il pensera qu'elles ont été écrites pour lui seul: c'est la magie des grands livres.
Éditions du Sous-Sol, traduit de l'anglais (États-Unis) par Céline Leroy, 14.50 €