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L'avis d'Anouk:
"Non.
Oh non je vous l'assure.
De ma vie, je n'ai jamais rien vu de plus beau".
Derniers mots de ce roman magistral. Ils résonnent longtemps, profondément. Non, sans doute, on ne lit pas souvent livre plus beau, plus dense, plus essentiel que ce somptueux "Principe".
Au centre du livre, la figure de Werner Heisenberg, physicien de génie qui, en regardant "par-desssus l'épaule de Dieu", élabore à vingt-cinq ans le fameux "principe d'incertitude" et balaie du même coup tout ce que les scientifiques, depuis Aristote, tenaient pour le mieux acquis. Renonçant à quitter son pays dans les années '30, alors qu'il en est encore temps, Heisenberg participera lors de la seconde Guerre Mondiale aux recherches allemandes visant à mettre au point une bombe nucléaire. A-t-il, comme il le dira plus tard, tout fait pour retarder le projet? Personne ne saura jamais s'il faut l'absoudre, ou au contraire le condamner.
Il serait bien entendu réducteur, et erroné, de livre "Le Principe" comme une biographie. Jérôme Ferrari tisse autour de Werner Heisenberg un dense réseau d'échos, de métaphores, d'incertitudes. Le narrateur du Principe, qui ressemble sans doute beaucoup à l'écrivain, est un étudiant en philosophie hanté par la destinée de Heisenberg. Il s'adresse à lui à la deuxième personne, ce qui donne au livre son ton si singulier, si incarné. D'origine Corse, ce narrateur qui a dans sa vie personnelle vu s'éteindre bien des idéaux, tend un miroir fascinant au physicien allemand. Grâce à Heisenberg, il sait que d'une vie l'on ne peut rien dire. Il sait aussi que tout le travail d'un homme est de se tenir au bord de la falaise et d'inlassablement y chercher le sens, y chercher les mots.
Texte bref et vertigineux d'intensité, Le principe est une inoubliable expérience de lecture.
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L'air est calme. Pas un souffle de vent, si bien que les grands arbres qui se reflètent dans l'eau du lac ont des contours plus définis à la surface de l'eau que dans l'air. René rame vigoureusement. Il espère impressionner Kristina par la souplesse de ses articulations, la force de ses bras, la longueur de son souffle. S'il le faut, il mènera cette barque jusqu'à la rive opposée sans marquer de pause, sans reprendre haleine. Ce qu'il respire n'est pas de l'oxygène, c'est de la beauté. La beauté du lac, de la forêt autour, de l'or menu des feuilles se détachant sur le plomb des nuages ourlés d'argent. La beauté de Kristina dans le combat que la jeune femme livre au panorama et que, levant de quelques centimètres le menton pour étirer son cou, elle remporte soudain, dans la même surprise cocasse que le knock-out infligé par un boxeur.
C'est par ces mots que démarre Ce coeur changeant, le nouveau roman d'Agnès Desarthe. Nous sommes à Sörö, au Danemark, en 1887, et dans cette même ville le roman trouvera sa conclusion, quand bien des années auront passé. Mais c'est au cœur de Paris que le roman se déploie. Rose, fille des amours contrariées de Kristina et de René, y débarque à l'âge de quinze ans. Héroïne magnifique et fragile, Rose n'a pas l'assurance conquérante de sa mère et de ses ancêtres danois. Elle ne manque pas pour autant d'une force de vie qui la rend étrangement lumineuse.
À travers l'histoire de Rose et des siens, c'est toute une époque qu'Agnès Desarthe fait revivre, celle de l'affaire Dreyfus et des crinolines, de la Grande Guerre et des suffragettes, des colonies et des premières automobiles. On est ébahis par l'ampleur et le souffle romanesques qui tiennent en haleine tout au long de Ce coeur changeant. Vrai-faux roman historique, grisant de liberté, ce roman ouvre une voie nouvelle dans l'oeuvre si singulière d'Agnès Desarthe. On y retrouve néanmoins tout ce qui fait la grâce et la puissance de ses précédents livres: des personnages en chemin, que les blessures de la vie n'ont pas épargnés mais qui n'abdiquent pas pour autant; des secrets qui ne sont jamais ce que l'on croit; un sens inné des scènes cocasses et malicieuses; un goût pour le rêve et le mystère. Puis la magie d'une écriture faussement simple, limpide, étincelante.
Un livre dont on sort bouleversé, et qu'Agnès Desarthe viendra nous présenter à la librairie le 8 septembre à 20 heures. Venez nombreux!
Dans les années 60, Georges Perec écrit Les Choses. C'est le roman d'un temps encore faste, où le bonheur d'un jeune couple d'intellectuels se mesure à l'aune des objets qui s'entassent dans leur appartement. Le temps est à l'hyperconsommation.
Dans nos ternes années 10, Sophie Divry choisit elle aussi pour héroïne une jeune intellectuelle. Surdiplômée, Sophie vit seule: le couple aujourd'hui, ce n'est plus comme avant. Et au lieu de s'entourer de choses rassurantes, Sophie apprend à s'en défaire. Les livres, le grille-pain reçu à Noël, c'est chaque fois quelques euros glanés, de quoi remplir les armoires de pâtes et de Ricoré. Car Sophie a résolument descendu l'échelle sociale. Ses diplômes ne lui assurent que le chômage, et le temps passant même les allocations ne suffisent plus pour vivre.
Avec ce roman qui devait au départ s'intituler Chômage, Sophie Divry aurait pu nous tirer des larmes. Mais parce que "la littérature est une fête", elle réussit tout autre chose: un roman joyeux, foutraque, joueur, autour d'une héroïne que l'on adore adorer. Comme chez Perec, il y a des listes à n'en plus finir, drôles, inventives, jamais gratuites. Mais il y a beaucoup d'autres auteurs auxquels l'on ne peut que penser, George Orwell bien sûr et son fameux Dans la dèche à Paris et à Londres; Ian Levison aussi qui, dans Les tribulations d'un précaire, évoque avec le même humour distancé et ravageur la galère d'un jeune intellectuel. Voire même Pierre Bergounioux, héros bien malgré lui d'une des scènes les plus drôlatiques du livre...
Et le diable dans tout cela ? Il semble que quand on le tire par la queue, il ne manque jamais d'arriver. Sophie en fera l'étrange expérience. Et Hector, son camarade de galère, risque bien de ne jamais s'en remettre.
Avec ce petit livre sans prétention mais non sans malice, Sophie Divry nous donne un vrai roman social d'aujourd'hui. Tout y est politique: l'intime et la famille, le rapport au travail et au monde marchand, les désirs enfouis ou au contraire trop extravertis. Et pourtant, malgré la gravité du sujet, Quand le diable sortit de la salle de bain a la finesse d'être aussi un roman léger et vagabond, qui se plaît à musarder dans les digressions et les improvisations : un bel exercice de liberté.