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Depuis 2017 et la parution en français de son roman Le passé, mon panthéon de romancières anglaises compte un nom nouveau, celui de Tessa Hadley. L'intelligence, la finesse, l'ironie, le sens du détail — en un mot, la grâce — qui ravissent à chaque page de ce roman familial sont toujours au rendez-vous aujourd'hui que paraît Occasions tardives. Peu de romanciers réussissent comme elle à capter les pulsations les plus intimes, les mouvements de l'âme les plus infimes, tout en parlant si bien du tumulte de notre monde contemporain.
Occasions tardives échappe à toutes les étiquettes que l'on voudrait lui coller. En apparence, nous avons lu mille fois l'histoire qui s'y tisse, celle de deux couples aisés, qui écoutent Schubert, visitent la Biennale de Venise, dissertent autour de grands crus dans leurs appartements des beaux quartiers de Londres. Et pourtant: sous le subtil scalpel de Tessa Hadley, ces quatre personnages ne sont en rien des archétypes de roman bourgeois. Leurs pensées, leurs secrets, leurs contradictions en font des êtres de chair et d'émois, aux désirs imprévisibles.
Deux couples donc, Christine et Alex, Zachary et Lydia. Ils se connaissent depuis leurs années de jeunesse, et rien, ni le temps qui passe, ni les enfants qui grandissent, ni les désillusions ou la réussite sociale, n'est venu ternir leur amitié complice. Quand s'ouvre Occasions tardives, leurs vies tranquilles cèdent le pas à la sidération: Zachary vient de mourir d'un infarctus foudroyant. Christine et Alex accueillent Lydia chez eux et l'épaulent dans l'épreuve. Le surgissement de la mort va obliger chacun des survivants à s'interroger sur le sens qu'il a donné à sa propre existence. La place laissée béante par l'exubérant Zachary va également reconfigurer les relations entre Christine, Alex et Lydia. Toutes ces chorégraphies intimes, du simple frémissement aux mouvements telluriques, Tessa Hadley les saisit en des vignettes empreintes de délicatesse et d'un incroyable effet de vérité.
Il y aurait encore tant de choses à souligner à propos de ce roman dense et tissé serré. Il faudrait parler, par exemple, des enfants des deux couples, jeunes adultes d'aujourd'hui, dont les interrogations et les désirs semblent bien éloignés de ceux de la génération précédente. Il faudrait aussi s'arrêter sur l'image de Londres et sur la géographie urbaine qui se dessinent en creux tout au long du livre. Il faudrait encore insister sur la fluidité du temps chez Tessa Hadley: chez elle, "le présent [est] transparent, et le passé visible au travers".
Tessa Hadley est le secret bien gardé de la littérature anglaise d'aujourd'hui. Un secret si formidable que l'on a l'irrésistible envie de le partager.
Éditions Christian Bourgois, traduit de l'anglais par Aurélie Tronchet, 22 €
L'écriture du fragment est un art bouleversant. Le fragment est fragilité, dépouillement, solitude. Il fait place au silence, qu'il n'essaie surtout pas de combler. Le fragment sonne comme un écho d'éternité, il porte en lui la densité de l'héritage philosophique grec archaïque, le balancement du haiku, la précision d'une description scientifique.
On imagine difficilement les magnifiques Bleuets de Maggie Nelson écrits autrement que dans cette forme fragmentaire, résolument audacieuse et contemporaine. En 240 textes brefs, Maggie Nelson analyse sa passion pour la couleur bleue. Elle convoque l'art, la philosophie, la science ou la littérature pour donner des contours à son addiction au bleu, mais aussi des bribes de quotidien, tel objet qui l'émeut, telle lumière, telle encre: "je rédige ceci à l'encre bleue, de manière à me souvenir que tous les mots, et non pas juste certains, sont écrits sur l'eau".
Surtout, Maggie Nelson lie le bleu à des émotions, "ces embrasements douloureux" de la solitude. Le bleu est la couleur des démons qui l'assaillent, du blues, des blessures d'une amie accidentée, d'un amour qui finit et dont le deuil est impossible.
En déclinant les infinies nuances du bleu, Maggie Nelson offre un texte érudit mais qui n'oublie jamais d'être sincère, et qui creuse si profond dans l'intime qu'il en devient universel.
Bleuets est un livre consolant et inspirant. Chaque lecteur y glanera des bribes dont il pensera qu'elles ont été écrites pour lui seul: c'est la magie des grands livres.
Éditions du Sous-Sol, traduit de l'anglais (États-Unis) par Céline Leroy, 14.50 €
Que dire encore de Jonathan Coe qui ne soit déjà dit, écrit, répété? Comment chroniquer un tel livre sans reprendre les formules toutes faites: «roman d’une génération», «roman du Brexit», «satire politique»? Peut-être écrire simplement que l’auteur culte de notre jeunesse (avec Testament à l’anglaise ou La maison du sommeil) nous éblouit une fois encore avec Le cœur de l’Angleterre.
Parfaitement traduit par la grande Josée Kamoun (traductrice par ailleurs de Richard Ford, John Irving, Jack Kerouac ou Philip Roth… excusez du peu!), ce roman s’impose comme un très grand cru de l’année. En près de 600 pages, Jonathan Coe «attrape» la vie comme personne, nous montre nos semblables, et surtout nous parle de nous, de notre monde. De nos espoirs et de nos désillusions.
D’avril 2010 à septembre 2018, nous renouons avec les personnages de Bienvenue au club et Le cercle fermé: Benjamin Trotter et sa sœur Loïs, son ami Doug, sa nièce Sophie et de très nombreux seconds rôles auxquels Jonathan Coe insuffle une présence peu commune. Toutes et tous sont aux prises avec une Angleterre en crise: les inégalités se creusent, la classe politique baigne dans l’entre-soi, le populisme gagne du terrain et libère la parole raciste. C’est l’euphorie collective et éphémère des J.O. de Londres, c’est surtout la terrible et fatale époque du pré-Brexit.
Le génie de Jonathan Coe, et ce qui en fait un immense écrivain, est de ne pas faire de tout cela un roman à thèse, un roman journalistique comme il y en a tant. De livre en livre, il nous montre combien la chose politique est étroitement liée à l’intime, à notre part la plus secrète. Mais ses romans, et ce Cœur de l’Angleterre en particulier, s’attachent plus que tout à dire LA vie, tellement plus complexe et multiple qu’un référendum, quel qu’il soit. Les premières amours qui ne passent pas, les amitiés qui durent toujours, les regards en coin, les silences regrettés… Lui seul a le don de dire tout cela, de pénétrer dans l’épaisseur de nos quotidiens.
Et avec une nonchalance, une mélancolie et un humour tellement, tellement… british ! Régalez-vous: lisez Jonathan Coe !
Gallimard, traduit de l'anglais par Josée Kamoun, 23 €
"Liège, ville lumière! Liège, ville éternelle! Liège, ville qui ne dort jamais! Liège, Venise du Nord! Liège, Big Apple! Liège, perle de l'Orient! Liège, cité des anges! Liège, ville trois fois sainte! Liège, berceau de l'écriture! Liège, la Sublime Porte! Liège, The Mother City! Liège, la fiancée de la Méditerranée! Liège, la perle de l'Adriatique! Liège, la reine des plages et la plage des rois! Liège, capitale des Gaules! Liège, la porte du Midi! Liège!"
Dix textes comme autant d'invitations à marcher, rêver, penser avec et par Liège: voici ce que nous offre Philippe Marczewski dans ce premier livre éminemment singulier. Un fleuve prisonnier, un passé rebelle, des héros et des sacrifiés: le livre charrie images d'aujourd'hui et mythologies éternelles. Et puis il y a la musique, envoûtante, omniprésente — dans l'écriture ample, dans les ombres de jazzmen oubliés, dans l'abandon et la mélancolie.
Avez-vous déjà vu une manouche idéaliste pratiquante, une biologiste passionnée d’OGM, une journaliste ne maîtrisant pas son sujet, un anthropologue qui vit dans les aéroports et une créature dite «chimère» extrêmement intelligente interagir dans un roman? Maintenant oui.
Emmanuelle Pireyre, à travers une satire politique et sociale poussée à son paroxysme, nous emmène dans la vie de ses multiples personnages dont les destins se rencontrent, devant faire face aux défis et aux dérives de notre époque. Chacun mène sa vie paisiblement, englué dans le quotidien, lorsqu’arrive un élément déclencheur qui viendra tout perturber: une missive, un coup de téléphone, un cadeau, un service demandé, ... Tous se voient propulsés hors de leur routine et contraints à participer à un programme qui s’échine à appliquer le concept de démocratie participative. Lors d’une conférence qui s’étendra sur plusieurs jours, chaque pays européen sera représenté et devra débattre sur une thématique imposée pour proposer des solutions aux diverses polémiques. La France, qui regroupe un panel très large, se verra attribuer le sujet du Temps Libre. C’est là que tout déraille et que la dérision d’Emmanuelle Pireyre prend place avec force.
Ce roman jouissif, drôle et fin, qui questionne les nombreux sujets sérieux d’actualité, nous invite à en rire plutôt qu’à en pleurer.