Rue Lelièvre, 1 B-5000 Namur | Tél. : +32 (0)81 22 79 37 | info@librairiepointvirgule.be | Du lundi au samedi de 9h30 à 18h30
C'est un petit livre qui s'avance modestement comme un texte de commande. L'invitation consiste à passer une nuit au Louvre et à partager ce qui se dépose de l'étrange alchimie entre l'opacité de la nuit et l'intimité des œuvres. Un exercice qui peut sembler vaguement ennuyeux, voire vain et prétentieux. Mais c'est sans compter sur l'intelligence et la profondeur de Jakuta Alikavazovic, qui fait éclater tous les cadres et offre un texte vibrant, intense, bouleversant.
Le Louvre, pour Jakuta Alikavazovic, n'est pas seulement le plus beau musée du monde. Il est comme une extension des lieux intimes de son enfance, une chambre à soi où les échos se démultiplient. En choisissant de bivouaquer dans la salle des Caryatides, parmi les statues antiques et à l'ombre de la Vénus de Milo, Jakuta Alikavazovic sait qu'elle part à la rencontre de son père. Avec lui, elle a passé tant d'heures dans ces salles, et tant de fois joué à répondre à sa question favorite: "Et toi, comment t'y prendrais-tu, pour voler la Joconde?". À l'époque, la petite fille qu'elle était n'en avait pas conscience, mais ce qui se jouait là "c'était la rêverie, c'était la tendresse. Et c'était le temps". Ce temps qui passe avec son lot de perte et de trahisons.
Le père a vingt ans lorsqu'il quitte le Montenegro pour suivre à Paris la femme qu'il aime. Du Louvre il dit qu'il est "la première ville française où je me suis senti chez moi". C'est là qu'exilé sans ressources, sans famille, dénué même de mots dans cette langue étrangère qui lui résiste, il ajuste sa nouvelle place dans le monde. Au Louvre, il lit, se brosse les dents, emmène sa fille, l'y oublie, peut décrire de mémoire et avec une infinie précision le décor en arrière-plan de la Joconde. Au Louvre il se réinvente et lisse les aspérités du réel: "de cette dureté qui est le réel, pas un mot. Dans la bouche de mon père, tout a eu l'apparence, la facilité d'un conte".
La nuit au Louvre sera pour Jakuta Alikavazovic l'occasion de mettre des mots sur les silences terrés sous les histoires souriantes et espiègles de son père – elle s’y voit "dompteuse d’absence". L'écrivaine rebrousse chemin vers la petite fille timide qu'elle était, "condamnée à l'ignorance". Pour retrouver cette enfant, elle a pris bien des détours, conscients et inconscients. Elle s'est brûlé les yeux en regardant la guerre détruire le pays de ses parents. La vie l'a entamée, elle est pour toujours du côté des intranquilles, mais sur son chemin elle avance guidée par un amour inconditionnel: "L'amour de mon père était comme un ciel en moi, sa réalité aussi évidente que celle du ciel au-dessus de ma tête, que le je le voie ou pas".
Parce que l’art et la beauté agissent comme des révélateurs, parce qu’ils obligent à se confronter aux mémoires qui nous constituent, ce récit d’une nuit au musée se lit comme la plus singulière et la plus poignante lettre au père que l’on puisse lire. "De quoi parle-t-on quand on parle d'art? De conservation. De permanence. D'un vœu d'éternité."
Stock, 18 € - existe en poche en collection Points, 6.60 €
Disponible en format numérique ici
Comme on déploie une carte, déplier les temps.
Comme l'esprit vagabonde en rêvant aux terres lointaines, lâcher la bride à l'imaginaire des temps, du passé le plus reculé au futur indéchiffrable.
Sur ce double fil géographique et historique s'avance le premier roman de Jeremie Brugidou, et il tient en équilibre avec ce qu'il faut d'audace, de détermination, d'acceptation du vacillement.
La Béringie est une terre engloutie entre l'Alaska et l'Extrême-Orient russe. Endormie sous les eaux de Détroit de Béring, elle n'en palpite pas moins de vie, de mystères, d'enjeux. "Ici, la Béringie" tisse trois époques de cette terre. Le livre s'ouvre sur une vision du futur lorsque, dans quelques décennies, le permafrost a fondu des deux côtés du Détroit et qu'une archéologue tente de rendre la parole aux vestiges surgis de sous la glace. Geste de sauvetage marqué par l'urgence tant l'exploitation des richesses géologiques et touristiques des lieux risque d'arracher ces sites au patrimoine de l'humanité bien plus définitivement que leur séjour millénaire dans le sol gelé.
En contrepoint s'écrit une autre odyssée scientifique, située dans les premiers temps de la Guerre Froide. Alors que Soviétiques et Américains se disputent la suprématie sur ces zones-frontières, un botaniste cherche à trouver dans les pollens fossilisés de part et d'autre du Détroit les traces d'une terre commune. Une femme-chamane éperdument aimée et tragiquement perdue le guide dans son cheminement, qui n'est peut-être pas tant scientifique qu'intime.
À ces pisteurs du vivant que sont l'archéologue et le botaniste, Jeremie Brigidou fait répondre une voix venue du fond des temps, celle d'une jeune femme Qui-Collecte dont les savoirs et les intuitions résonnent avec les interrogations d'aujourd'hui et de demain. Parce que le désastre de son époque à elle, celle de la montée des eaux qui engloutit la Béringie et efface tous les repères, est à la hauteur des catastrophes de notre temps à nous, la confiance, la détermination et la créativité de cette passeuse de mondes vieille de dix mille ans nous éclairent, lueurs fragiles mais agissantes.
L'entremêlement des temps et des récits, de la poésie et du carnet scientifique, de la beauté et du tragique font de ce premier roman une lecture marquante, qui serait comme un redéploiement par la fiction des passionnants travaux anthropologiques de Nastassja Martin.
Disponible en format numérique ici
Là, dans l’amas de la rentrée littéraire, brille un petit bijou.
Les pierres de la cour d’une maison cévenole y prennent la parole. Témoins de la vie dans la demeure, elles racontent l’histoire d’une fratrie grandissant dans un hameau au milieu de la nature et des montagnes qui la surplombent, et qui compte en son sein un membre particulier: un petit aux yeux noirs qui flottent et s’échappent dans le vague, aux pieds recourbés et aux éclats de voix stridents, un éternel bébé toujours allongé, un petit lourdement handicapé. Les pierres racontent la place qu’il occupe dans ce clan à l’enfance bouleversée par sa présence. Elles racontent son frère aîné qui, d’emblée, dépourvu de toute insouciance et épris d’un amour exclusif, se sent investi d’un devoir de protection, s’attache fermement au petit, le couve, l’entoure, l’enserre jusqu’à s’oublier et se perdre. Elles racontent la sœur cadette, en qui s’enracinent dégoût, honte et colère envers le petit, répulsion mutique face à l’attention qu’il accapare jusqu’à la révolte coupable précédent la fuite du giron familial. Elles racontent enfin celui qui, partageant son quotidien solitaire avec les fantômes de la famille, incarne la renaissance.
Les pierres disent la naissance d’un enfant handicapé vécue par ses frères et sœurs.
Tant par la thématique qu’il traite que par le procédé narratif avec lequel il la traite, S’adapter est un conte de la réalité, un récit dont les tons clairs obscurs mènent délicatement le lecteur hors des sentiers battus. La douce mise au jour d’un vécu partagé par des familles d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
Disponible en format numérique ici