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Le livre s'ouvre sur un escalator du métro londonien. La femme qui l'emprunte n'est pas particulièrement pressée ce matin-là mais ne peut s'empêcher de se faufiler parmi les passagers pour gagner quelques places. Puis soudain elle s'arrête. Devant elle une petite fille serre la main de sa mère et s'apprête à sauter de l'escalator. La concentration de l'enfant, sa détermination et la joie farouche qui l'assaille lorsque son saut réussit: tout cela chavire la voyageuse pressée et la laisse, souffle coupé, seule avec ses souvenirs.
L'intelligence et la sensibilité que met Jonathan Coe dans cette scène rappelle qu'il n'est pas seulement le génial satiriste que l'on se contente trop souvent de voir en lui, mais aussi un romancier subtil, capable en quelques lignes de déployer toute une palette de sensations et d'émotions. Cette si belle scène d'ouverture donne aussi les clés de lecture de ce nouveau roman. Plus qu'un portrait de l'immense cinéaste hollywoodien que fut Billy Wilder, il sera ici question du temps qui passe, du sentiment de dépossession, d'une irrémédiable nostalgie.
On connaît la passion de Jonathan Coe pour le cinéma. Elle irrigue chaque page de "Billy Wilder et moi" en un fascinant jeu d'allers-retours entre fiction et réalité.
La fiction: le personnage de Calista, la femme de l'escalator, compositrice pour le cinéma. Calista a grandi à Athènes, et c'est à la faveur d'un voyage aux États-Unis qu'elle rencontre Billy Wilder. Dans l'innocence de ses 18 ans, elle n'a aucune idée de qui il peut bien être...
La réalité: la plupart des autres personnages, noms célèbres ou oubliés de la geste hollywoodienne. Le roman tourne autour du tournage de "Fedora", l'une des dernières réalisations de Billy Wilder. Il est si précis et documenté, si plausible, que l'on a l'impression de tenir dans les mains un journal de plateau. Tout est là: les anecdotes, les scènes reprises dix fois, les détails techniques, les repas et les fêtes qui émaillent la vie d'un tournage. Nous sommes en 1978, une nouvelle génération — celle des Scorsese, Coppola, Spielberg — a pris les rênes du cinéma américain. "Fedora" ne correspond tragiquement plus à l'esprit du temps. Le film est tourné en Europe car personne à Hollywood ne souhaite financer un film que l'on devine voué à l'échec commercial. Wilder et son comparse de toujours Iz Diamond, à force de ténacité mais sans illusion, viendront à bout de ce tournage épique. Pour ces deux-là, fils orphelins de la vieille Europe qu'ils ont quittée pour fuir le nazisme, tourner en Grèce et à Munich grâce à des financiers allemands a une résonance particulière. Billy WIlder dira d'ailleurs: "avec ce film, je ne peux vraiment pas perdre. Si c'est un franc succès, c'est ma revanche sur Holywood. Si c'est un flop, c'est ma revanche pour Auschwitz". Poignante lucidité.
Bien sûr, comme toujours dans un roman de Jonathan Coe, on rit beaucoup. Traits d'esprit, ironie, scènes enlevées et cocasses pimentent "Billy Wilder et moi". Sans oublier quelques running gags incongrus et d'excellentes scènes autour du brie, euphorisant favori de Calista. Pourtant la tonalité générale est à la mélancolie. Amours manquées, gloires oubliées, poids du passé: c'est ce que la jeune et candide Calista apprendra de sa rencontre avec l'icône Wilder. Mais aussi cette généreuse leçon:
"Peu importe ce qu'elle te réserve par ailleurs, reprit-il, la vie aura toujours des plaisirs à offrir. Et il faut savoir les saisir." Et puis cet homme qui avait accompli tant de choses en son temps, et tant souffert aussi, tira son chapeau pour l'incliner sur son crâne selon un angle parfait, et me fit un salut: "Souviens-toi de ça", ajouta-t-il. Et je m'en suis toujours souvenue."
Un tel roman, tout empreint de grâce et de profondeur, fait assurément partie de ces plaisirs à saisir. Ne le manquez pas!.
Gallimard, traduit de l'anglais par Marguerite Capelle, 22 euros
Disponible en format numérique ici
Quand la réalité de Jim se tord, se vrille, l'émulsion de la réalité et de l'invention est barrée, drôle, inventive et touchante. Ça ressemble à une grosse production au casting phénoménal et c'est un très bon livre d'auteur.
"Et c'est ainsi que non seulement les derniers habitants de la Terre furent forcés d'assister à leur anéantissement mais ils trouvèrent le spectacle totalement addictif. "
Éditions du Seul, traduit de l'anglais (États-Unis) par Sabine Porte,19 euros
«Ce n'est pas très sérieux, intellectuellement, de s'inquiéter pour des personnages de fiction qui décident de se marier. Mais il n'y peut rien: la littérature l'émeut. Un de ses profs appelle ça le plaisir d'être touché par le grand art».
L'émotion de Connell s'abandonnant à la lecture des classiques n'est pas si différente de la nôtre quand nous plongeons dans Normal People, le second roman de la décidément très douée Sally Rooney. Ses Conversations entre amis avaient épaté par leur fougue, leur insolence, leur intelligence. Un cocktail que l'on retrouve ici au service d'une magnifique et déchirante histoire d'amour.
Marianne et Connell grandissent dans la même petite ville de l'Ouest irlandais. Lui, c'est le beau gosse du lycée, la star de l'équipe de foot, celui qui fait tourner la tête des filles et même de la prof de sciences éco. Elle, issue d'une famille de notables, joue le rôle de la paria hautaine, celle qui lit Proust seule dans un coin de la cantine. Rien n'aurait dû rapprocher Marianne et Connell. Et pourtant. Fulgurants, intenses, les débuts de leur histoire vont marquer à jamais leurs trajectoires et tisser « un langage qui n'appartient qu'à eux », par-delà ruptures et retrouvailles.
Autour de Marianne et Connell, la vie bruisse. Le roman peint de nombreux portraits, tous très réussis. Comme dans les Conversations..., Sally Rooney donne chair aux émois et aux tourments de la génération des Millenials, entre hyper-connexion et solitude abyssale. Elle rappelle au passage que la forme romanesque la plus classique, héritée de Jane Austen ou George Eliot, reste un outil d'une efficacité redoutable pour sonder les âmes du 21e siècle. Les portraits des mères de Marianne et Connell sont eux aussi saisissants de justesse.
Sally Rooney capture notre époque, ses codes, ses mœurs tout en s’inscrivant dans une certaine tradition romanesque, très fitzgeraldienne. L’impossible amour, les différences de classes sociales, l’impact du groupe sur l’individu, tout cela a certes déjà été écrit. Mais il y a dans son écriture une finesse, une délicatesse, un style, qui font de ce roman un pur chef-d’œuvre.
Et puis il y a le sens de la construction romanesque, alternant des dialogues vifs et alertes, des ellipses et des silences parfaitement justes. La narration de Sally Rooney capte les non-dits, l'ironie, les infimes variations du sentiment amoureux. De bout en bout, elle est bluffante de maîtrise.
Normal People nous emporte au plus profond de nous-même, là où seuls les grands romans peuvent nous mener.
Éditions de l'Olivier, traduit de l'anglais (Irlande) par Stéphane Roques, 22 €
Disponible en format numérique ici