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Dans la nuit et le vent - FermorL'avis d'Anouk

Il y a un peu plus de 80 ans, un jeune Anglais de 18 ans quitte Londres et sa vie d'étudiant pour traverser l'Europe à pied, "comme un clochard — ou, selon une de mes formules typiques, comme un pèlerin ou un moine itinérant, un goliard, un chevalier désespéré". Son objectif: Constantinople, en suivant le Rhin puis le Danube. Les éditions  bruxelloises Nevicata publient aujourd'hui le récit intégral de cette épopée hors du commun, et c'est un événement: Patrick Leigh Fermor est aussi révéré chez les Anglais que Nicolas Bouvier ou les plus grands écrivains voyageurs.

Avec la fraîcheur de son jeune âge et l'ironie dandy d'un garçon de (très) bonne famille, Fermor raconte une Europe sur le point de basculer dans l'horreur. Il traverse l'Allemagne qui vient de confier son destin aux mains des nazis, boit du tokay dans les chateaux de l'aristocratie hongroise, dort sous la tente avec les Roms, découvre le rebetiko lancinant des Grecs, lit "Don Juan" dans un monastère du Mont Athos... Le mélange des genres, les langues, des milieux sociaux fait tout l'intérêt de ce texte savoureux, pétri d'intelligence, de bienveillance et de culture.

Neuf cent pages qui invitent autant au voyage qu'à la fête de l'esprit: une parfaite lecture pour l'été!

Traduit de l'anglais par Guillaume Villeneuve, Nevicata, 29 €

chapiteau vert - oulitskaiaL'avis d'Anouk

Tout commence avec un pauvre chaton: c'est cet animal fragile, qui fait office de ballon pour les enfants de leur classe, qui va unir les destins d'Ilya, Sania et Micha. Les trois écoliers sont comme leur petit protégé —  des mal-aimés, victimes des moqueries et de la violence des gamins de leur âge. Et si le chaton meurt immédiatement, l'amitié qui s'est scellée entre les trois garçons pour le sauver de ses bourreaux durera aussi longtemps qu'ils vivront. En quelques pages (le chaton meurt à la page 19), Ludmila Oulitskaïa réussit à accrocher ses lecteurs, à les prendre par la main pour un long, passionnant et éprouvant voyage.

De la mort de Staline à la Russie post-soviétique, c'est quarante ans d'histoire russe que revisite "Le chapiteau vert", et le roman se place délibérément du côté de la dissidence, de ces voix fragiles, maladroites, obstinées qui ont courageusement bravé la peur et la violence d'un régime alors tout-puissant. Ilya, Sania et Micha seront chacun à leur manière des âmes rebelles, puisant dans leur amitié et dans le souvenir d'un professeur de lettres anticonformiste l'énergie de vivre conformément à leurs idéaux. Il y aura sur leur chemin des moments de répit, des amours fulgurantes, des solidarités indéfectibles. Il y aura surtout l'ombre partout présente de la peur, les perquisitions et les entretiens musclés avec le KGB, les années de camp et de rélégation, les compromissions, l'exil.

En dressant le portrait de trois personnages inoubliables, Ludmila Oulitskaïa rend un hommage vibrant à toutes les grandes figures, bien réelles celles-là, de la dissidence. Tous ces gens qui ont permis la fin d'un des régimes totalitaires les plus sinistres du XXe siècle. Dans une fresque au souffle romanesque impressionnant, elle donne une formidable leçon de vie, de courage et d'engagement, qu'elle dédie à "ceux qui ont été irréprochables et ceux qui ont trébuché en ces temps meurtriers, ceux qui ont tenu bon et ceux qui n'y sont pas parvenus".

Ludmila Oulitskaïa fait dire à l'un de ses personnages, lors de la publication clandestine du "Docteur Jivago" de Pasternak: "un magnifique post-scriptum à la littérature russe classique!". On lui adresse volontiers pareil compliment. Il y a chez elle la fougue, la virtuosité et le sens du tragique des plus grands.

On sort ébloui d'une telle lecture, et infiniment reconnaissant pour tant d'humanité.

Traduit du russe par Sophie Benech, Gallimard, 24.90 €btn commande

tort du soldat - De LucaL'avis d'Anouk

C'est un texte bref, et c'est un grand livre. On croit connaître toutes les palettes du Napolitain Erri De Luca. Ses livres émeuvent, donnent à penser, regardent le monde avec une acuité et une humanité peu communes. Avec Le tort du soldat, c'est une tonalité assez nouvelle qui se donne à lire, une opiniâtreté, une colère que rien ne vient apaiser.

Deux monologues s'entremêlent à la première personne: deux solitudes qui se croisent dans une auberge de montagne. Le premier texte est celui d'un homme qui ressemble à Erri De Luca, écrivain du silence, alpiniste obstiné, traducteur du yiddish parce que "une langue n’est pas morte si un seul homme au monde peut encore l’agiter entre son palais et ses dents, la lire, la marmonner, l’accompagner sur un instrument à cordes". Le second celui d'une femme encore jeune, qui séjourne dans les Dolomites avec un père qu'elle a longtemps pris pour son grand-père. D'un texte à l'autre, la rupture n'est qu'apparente (rupture de voix, de genre, de questionnements) tant sont subtils les échos qui se tissent.

Ce serait faire injure à ce roman dont la puissance vient de sa briéveté que de déplier longuement les questions brûlantes qu'il condense. Disons simplement que dans ce texte tendu, qui se clôt de façon si abrupte, Erri De Luca empoigne toute l'histoire du vingtième siècle et de ses démons tout en offrant aussi une réflexion universelle et intemporelle sur le rapport des hommes aux langues qu'ils parlent et qui les font vivre. 

C'est tout simplement bouleversant.btn commande

Traduit de l'italien par Danièle Valin, Gallimard, 11 euros