« Il serait difficile, voire impossible de songer à un auteur de romans d’espionnage combinant autant de qualités originales et admirables. Il faut lire Ambler »
Alfred Hitchcock
À la fin des années 1930, tandis que Dashiell Hammett ou Raymond Chandler réinventent le roman policier outre-Atlantique, un jeune Anglais publie quelques livres qui se hissent au sommet de ce genre si délicieusement british : le roman d’espionnage. Il s’appelle Eric Ambler, et tous, de Graham Greene à Alfred Hitchcock, de Ian Fleming à John Le Carré, voient en lui un maître incontesté.
Eric Ambler déjoue pourtant tous les attendus du genre et prend les recettes à contre-pied. Ses héros n’en sont pas – loin de flamboyants James Bond, ils sont naïfs, manquent d’expérience, préféreraient éviter le danger. Prenez Charles Latimer, personnage central du Masque de Dimitrios, le chef-d’œuvre d’Ambler. Universitaire anglais et auteur de romans policiers, Latimer rencontre à Istambul un agent des services secrets qui lui raconte le
parcours d’un criminel grec. Ce Dimitrios Makropoulos devient pour Latimer une obsession. Il se lance avec ferveur sur ses traces, parcourant l’Europe. Mais le principal talent de Latimer consiste à se mettre en danger et à multiplier les déveines – n’est pas héros qui veut. Un autre roman d’Éric Ambler, paru en 1938, annonce dès son titre : Je ne suis pas un héros. Son protagoniste est un ingénieur anglais qui travaille à Milan pour une usine d’armement. Dans une Europe où les bruits de bottes deviennent assourdissants, il est écartelé entre des loyautés contradictoires et suscite l’intérêt de gens sans scrupules. Autour de lui, tout le monde joue double ou triple jeu, tout est trouble et malsain, la violence jamais loin. Les anti-héros qui peuplent les romans d’Ambler ne sont pas à la hauteur de ce qui les attend, et cela nous les rend tellement attachants.
Surtout, les romans d’Eric Ambler dessinent un passionnant portrait de l’Europe des années 30. Les déplacements de populations, le nationalisme, les collusions entre le monde de l’entreprise et les régimes totalitaires : rien n’échappe à l’œil politique d’Ambler, qui était à l’époque sympathisant communiste. Alors que les auteurs de romans d’espionnage pêchent souvent par manichéisme et nationalisme, lui déplace son terrain de jeu et pointe la manipulation généralisée des esprits : « si vous répétez une chose assez souvent, s’il vous plaît d’y croire, elle doit être vraie ».
Et c’est bien là ce qui fait que les romans d’Ambler n’ont pas pris une ride. Dans la savoureuse préface qu’il donne à la réédition par les éditions de l’Olivier du Masque de Dimitrios, l’éditeur Olivier Cohen écrit : « Oui, il est urgent de lire (ou relire) Ambler aujourd’hui. Le monde dont il parle a changé. Mais est-ce bien sûr ? Les démocraties sont menacées, l’économie fragilisée. Les frontières se ferment. La guerre est de retour en Europe et au Proche-Orient. Des nations émergentes refusent de s’aligner sur les grandes puissances, augmentant l’instabilité générale ».
En republiant quatre romans significatifs d’Eric Ambler, trois écrits à la fin des années 30 et le dernier datant de 1959, les éditions de l’Olivier nous permettent de (re)découvrir une œuvre marquante, où ironie, finesse d’analyse et élégance se conjuguent pour le meilleur.
Le masque de Dimitrios, Je ne suis pas un héros, Les trafiquants d’armes et La croisière de l’angoisse (à paraître), traduit de l’anglais par Gabriel Veraldi, Brigitte Veraldi et Simone Lechevrel, éditions révisées par Patricia Duez, éditions de l’Olivier, 2024 et 2025