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Rien n’est sûr en ce monde, et rien n’est stable, et le mur le plus épais s’écroule, et la vitre la plus solide redevient le sable qu’elle a été, et tout en ce monde peut nous être enlevé d’un souffle, disparaître en une nuit, tout, les corps aimés, les plus grandes bibliothèques, tout ce que l’on croit solide, durable, n’est que vapeur, oui, tout cela n’est qu’une larme qui quitte l’œil et s’évapore avant d’avoir atteint la commissure des lèvres. On peut tout nous prendre mais la dernière chose à céder, la plus difficile à faire ployer, à extirper, c’est ce qu’on a dans la tête et dans le cœur.

 

au grand jamais alikavazovicL'avis d'Anouk:

"Ce n’est pas moi qui l’ai trouvée".

Ainsi s’ouvre Au grand jamais, l’histoire d’une fille qui s’évertue à trouver sa mère et à faire tenir ensemble des images de celle-ci, même si elles sont éparpillées, diffractées, incertaines.

"Ce n’est pas moi qui l’ai trouvée", et d’emblée on sait que la mère n’en aura jamais fini de s’échapper et de déjouer la quête de sa fille. La mère manque, s’évapore, est là et ailleurs à la fois: "même présente, elle semble floue, floutée, évanescente".

Pour s’approcher d’elle, la narratrice ne mène pas une enquête ordinaire, qui accumulerait des archives, des preuves, des dates, des faits concrets. Non: elle fait confiance à quelque chose de plus impalpable, une matière souple et fluide qui circule entre sa mère et elle et qui se reconfigure sans cesse. Une matière tissée de rêves, de comptines enfantines, de bribes de souvenirs. Là est la singularité de ce roman envoûtant, sa force fragile et belle.

L’histoire de la mère, c’est celle d’un déracinement. Lorsqu’à 24 ans elle quitte son pays avec en poche la clé d’un appartement parisien, il lui faut inventer une suite, parmi toutes les vies possibles. Et elle le fait avec talent. Elle a le charisme, l’élégance, la détermination. Elle n’a pas de moyens, mais une conviction: si l’on y croit, la vie qu’on projette – cette fiction – peut devenir réalité. En modelant son histoire, puis celle de sa petite fille, elle fait œuvre. Comme quand, dans son pays, elle écrivait de la poésie.

Puis viendra le temps de trop de deuils – un frère, une ville, un pays, et même la langue de son enfance. Toutes ces pertes attiseront le don de la mère pour la disparition – "dans cette famille, il y a un don", aime-t-elle à répéter, énigmatique. C'est aussi le moment de son renoncement à l'écriture et de l'entrée dans le silence. Mais ce silence, comme tout ce qui tient à cette femme, possède sa texture propre. "Ce n'est pas ainsi que ma mère se tait. Son silence a une autre qualité. Il est spacieux. Il est presque un espace-temps, un univers parallèle. Il est puissant. Son silence réussit là où tant de paroles et tant de livres, même, échouent".

Jakuta Alikavazovic, quand elle n'écrit pas ses romans denses et envoûtants, est une traductrice épatante (on lui doit par exemple la découverte en français de Milkman d'Anna Burns, ou une toute récente traduction de Beloved de Toni Morisson). Au grand jamais cherche précisément à traduire le parcours d'une femme d'une langue à une autre, d'un pays à une autre, d'une disparition à une autre. L'écriture vive et sensible de Jakuta Alikavazovic, souvent virtuose mais jamais affectée, ouvre un champ où se déplient toute la complexité d'une vie, tous ses mystères, tous ses non-dits. L'émotion se tient tapie à chaque page de ce roman labyrinthique et vibrant, plein d'élans, d'utopies, de clairs-obscurs.

Et il faut dire aussi combien ce livre est joueur: sans cesse il relance les dés du destin. Des motifs reviennent, se superposent, se contredisent. Ils nous entraînent dans un tourbillon d'incertitudes, d'hésitations, de mensonges tellement vrais et de vérités inventées. Au grand jamais est une valse menée prestissimo, un roman comme une lumière scintillante et réconfortante.

 

Éditions Gallimard, 20.50 euros