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passager mccarthyL'avis d'Anouk:

La parution ce printemps de deux nouveaux romans de Cormac McCarthy est un événement à plus d’un titre. Evénement éditorial, bien sûr, puisque Cormac McCarthy n’avait plus rien écrit depuis la parution et le succès mondial de La route, il y a seize ans de cela. Plus singulièrement, la parution du Passager et de Stella Maris est aussi un événement pleinement littéraire, qui vient éclairer d’un jour nouveau et bouleversant une œuvre majeure de notre temps. À près de 90 ans, Cormac McCarthy se révèle d’une audace, d’une modernité et d’une liberté que l’on rencontre rarement, et le suivre dans ce diptyque de l’autre côté du miroir est une expérience fascinante.


Le Passager et Stella Maris sont liés entre eux comme le frère et la sœur qui en sont les personnages principaux: astres jumeaux qui se reflètent, s’aimantent, se désespèrent.


Bobby et Alicia Western sont des enfants prodiges. Leur père, physicien proche d’Oppenheimer, a participé à la création de la bombe atomique. Il semble ne pas avoir éprouvé de remords de compter parmi les destructeurs des mondes: « Beaucoup de scientifiques (…) ont eu des scrupules après coup. Mon père disait qu’ils auraient dû y penser plus tôt. Qu’ils auraient dû avoir des scrupules avant coup ». De cet héritage impossible à assumer, Bobby et Alicia portent le fardeau. L’un et l’autre sont des génies précoces, mais Bobby abandonne tôt la physique pour lui préférer une vie d’errance. On le retrouve pilote de courses automobiles ou plongeur en eaux profondes dans le golfe du Mexique – des expériences extrêmes qui le confrontent sans cesse à la mort. Quant à Alicia, son extravagante intelligence mathématique, qui lui permet de côtoyer dès l’adolescence des mentors tels que Gödel ou Grothendieck, lui ouvre aussi les portes de la philosophie et de la musique – elle est une violoniste d’exception.


Bobby et Alicia éprouvent l’un pour l’autre une attirance fulgurante, que le frère s’efforce de tenir à distance quand Alicia l’enjoint de s’y abandonner. Les règles du vieux monde n’ont plus de prise sur elle: « On était comme les derniers sur terre. On pouvait choisir d’adhérer aux croyances et aux habitudes des millions de morts sous nos pieds ou bien repartir à zéro ». Cet amour impossible éclaire Bobby et Alicia d’une splendeur tragique.


Comme La route, Le Passager et Stella Maris sont des récits de l’après. Et si, ici, l’apocalypse est intime et non planétaire, elle n’en a pas moins tout dévasté sur son passage. Le passager s’ouvre sur le suicide d’Alicia en 1972 et se place dans les pas de son frère, errant sans elle dans un monde déserté par le sens. Stella Maris, en miroir, revient sur l’internement volontaire d’Alicia dans une institution psychiatrique après qu’un accident de voiture a laissé Bobby dans un coma qui semble irréversible. Chacun des deux livres est donc marqué par le deuil réciproque du frère et de la sœur – « Le deuil est l’étoffe même de la vie. Une vie sans deuil n’est pas une vie ».


On croise rarement des personnages d’une telle intensité, d’une telle vibration que le frère et la sœur Western. Dans l’œuvre de Cormac McCarthy, ils apportent par leurs questionnements, leur souffrance et leur passion une dimension nouvelle. Leur vie intérieure est le cœur des livres, alors que McCarthy nous a appris jusque là à découvrir ses personnages davantage par leurs attitudes corporelles, leurs mouvements, que par leur psychologie. Le personnage d’Alicia, en particulier, avec son intelligence, ses failles, ses contradictions, semble d’autant plus éclatant et inoubliable que les personnages féminins sont rares chez McCarthy.


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Le passager, après une scène d’ouverture poignante – dans la neige du matin de Noël 1972, un chasseur découvre le corps d’Alicia se balançant parmi les arbres – , adopte une structure qui ne varie pas: chaque chapitre s’ouvre sur les échanges d’Alicia avec une créature issue de ses hallucinations, le Thalidomide Kid (qu’elle appelle aussi son dibbouk), puis suit les traces de Bobby. Nous sommes alors en 1980. La perte d’Alicia reste une plaie ouverte pour son frère. À la Nouvelle Orléans, il gagne sa vie comme plongeur en eaux profondes. Alors qu’il a pour mission d’inspecter un avion abîmé en mer, Bobby prend conscience que d’autres sont passés avant lui: la boîte noire de l’appareil a disparu, et il manque un corps – le passager du titre ? Inquiété par de mystérieux agents de l’État convaincus qu’il leur cache quelque chose, Bobby est acculé à la fuite et à une existence de plus en plus évanescente. Cette trame de thriller est l’un des fils du livre et le nimbe d’une inquiétude sourde. Mais elle n’est qu’une des pistes sur laquelle nous lance Cormac McCarthy.


L’errance de Bobby est ponctuée de rencontres avec des personnages hauts en couleur qui ont le plus souvent une attitude protectrice envers lui et l’emmènent dans des conversations improbables, souvent loufoques et parfois même d’une grande drôlerie. Un barnum qui n’est pas sans rappeler la galerie de freaks, ces « saltimbanques » qui visitent Alicia en compagnie du Thalidomide Kid – et cela tisse un lien supplémentaire entre la vie du frère et celle de la sœur.


Roman de la solitude et de l’arrachement au monde, Le passager compte de nombreuses scènes d’une rare intensité, tel le récit d’un hiver passé par Bobby dans une ferme abandonnée de l’Idaho. Dans un dépouillement matériel et spirituel abyssal, il écrit à sa sœur des lettres déchirantes et sublimes, hantées par la conscience de la perte. Ou cet autre moment de grâce, une nuit de printemps où Bobby prend soin d’oiseaux migrateurs exténués par leur traversée du golfe du Mexique : « on pouvait les ramasser dans le sable et les tenir dans sa paume tout tremblants. Leur petit cœur battant, leurs yeux papillotant. Toute la nuit il arpentait la plage avec sa lampe torche pour repousser les prédateurs et à l’approche de l’aube il s’endormait dans le sable avec les oiseaux. Afin que nul ne trouble ces passagers ».


Ce ne sont là que quelques bribes de la matière profuse du Passager, un roman dont il faudrait plusieurs lectures pour épuiser la singularité et l’ampleur philosophique et littéraire. Disons simplement qu’entre les pages de ce livre hors-norme, il est aussi question du langage et de la parole, de la filiation, de la physique, de la politique américaine, du devenir de la planète, de l’inéluctable en toute vie et même de la gastronomie italienne aux États-Unis. C’est un vertige romanesque comme on en rencontre rarement, et la désespérance qui donne le ton au livre n’ôte rien à son caractère profondément stimulant.


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Stella Maris vient éclairer Le Passager et, comme en miroir, y creuser de nouveaux chemins d’interprétation. Ce n’est ni une suite, ni un prequel même si Stella Maris se passe près de dix ans avant Le passager; ce n’est pas non plus la clé des énigmes laissées béantes dans Le passager. Assurément, la relation entre les deux livres est elle-même un objet de réflexion que nous tend Cormac McCarthy. Et ce lien singulier entre les deux livres est aussi puissant et indémêlable que la relation qui unit Bobby et Alicia.


Autant la construction du Passager déstabilise par son aspect tortueux, autant celle de Stella Maris est rigoureusement balisée. Le livre retranscrit en effet les entretiens qu’Alicia mène avec son psychiatre dans l’institution où elle a demandé à être admise tandis que Bobby, plongé dans le coma depuis de longues semaines, semble perdu. Alicia connaît bien le monde de la psychiatrie et ne manque pas d’ironie vis-à-vis de ces médecins qui, ne sachant quelle étiquette coller à ses troubles, préfèrent l’abandonner à son sort (« L’aliéniste contourne la folie comme le prêtre contourne le péché. Bloqué au seuil de sa propre mission », note-t-elle avec autant d’esprit que d’amertume). Avec le Dr Cohen, pour autant, les choses semblent différentes, et une certaine complicité finit par s’installer.


Dans leurs entretiens, Alicia revient sur de nombreux faits présents dans Le Passager pour leur donner un nouvel écho. Elle révèle la peur qu’avait son frère des profondeurs – on sait qu’il deviendra plongeur en haute mer. Elle évoque longuement l’histoire familiale, faite de pertes, de deuils, d’abandons. Elle interroge sur la nécessité du langage, sur son lien avec la folie. Elle retrace aussi son parcours de mathématicienne et celui de ses maîtres à penser – les pages consacrées à Alexandre Grothendieck sont passionnantes et dévoilent le profond intérêt de Cormac McCarthy pour les recherches scientifiques et mathématiques les plus pointues.


Stella Maris vient aussi éclairer de façon poignante deux questions qui sont présentes dès les premières pages du Passager: le suicide d’Alicia et la passion amoureuse, au seuil de l’inceste, qui les consume son frère et elle. Là est la raison du livre, là son cœur en fusion. Cela confère à Stella Maris une intensité d’émotion stupéfiante. La beauté d’Alicia, sa jeunesse, l’amour fou qui la dévore, sa lucidité née d’une trop longue fréquentation des abîmes de l’âme (« je voyais ce monde où des sentinelles montaient la garde devant un portail et je savais que derrière ce portail il y avait quelque chose de terrible qui me dominait complètement »), sa marche inéluctable vers la mort font que nous aimerions, comme le Dr Cohen au terme de leur dernier entretien, pouvoir nous aussi lui tenir la main. « Parce que c’est ce que font les gens quand ils attendent la fin de quelque chose ».

 

Le Passager, Éditions de l'Olivier, traduit de l'anglais (États-Unis) par Serge Chauvin, 24.50 € - disponible en format numérique ici

Stella Maris, Éditions de l'Olivier, traduit de l'anglais (États-Unis) par Paule Guivarch, 21.50 € - disponible en format numérique icibtn commande

 

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