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Rendez-vous à Parme - LesbreL'avis de Delphine

 

«  Nos vies sont peuplées d’ombres flottantes. »

Un dimanche d’hiver, Laure, la narratrice, ouvre les cartons que Léo, un ancien et très cher ami, metteur en scène, lui a légués avant de mourir. Au fond de l’un d’eux, qui porte la mention : « Voilà les livres dont je me souviendrai au paradis, ils sont pour toi », elle découvre une œuvre dont il n’avait jamais été question entre eux : La Chartreuse de Parme, qui agit sur elle comme certaine madeleine bien connue et l’entraîne, elle aussi, à la recherche d’un temps qui, comme chacun le sait, n’est jamais vraiment perdu.

Rendez-vous à Parme est un voyage gigogne : l’escapade en Italie, pèlerinage profane et rendez-vous in absentia, ramène Laure à une rencontre singulière dont le souvenir était enfoui et qui a laissé une empreinte très douce dans son cœur  de jeune fille. Elle ranime les heures passionnées, lumineuses et parfois douloureuses, passées à apprendre les textes, à les déclamer et à les incarner, sous la férule d’un Léo intransigeant qui avait fondé, au lycée, une petite troupe de théâtre. Elle esquisse enfin un voyage à venir, celui qu’initie la frêle éclosion d’un nouvel amour.

Ce récit, dont l’intrigue ténue et resserrée se déploie en filigrane pour qui lit au-delà des lignes, est peuplé de fantômes qui sont des phares : ceux des hommes qui ont joué un rôle essentiel dans la vie de Laure, qui l’ont nourrie, inspirée et élevée, qu’ils soient de chair et d’os ou d’encre et de papier. L’auteur y met en scène les toiles irisées que tissent, souvent à notre insu, les mots des écrivains, les liens invisibles mais indéfectibles et puissants, que nouent les œuvres entre les lecteurs, qu’ils soient proches ou non – mais ne l’est-on pas, proche, et peut-être intimement, quand on aime les mêmes livres ?

Cette élégie, qui chante les chatoyances du souvenir et du désir, charme autant par son propos que par la voix qui la porte : celle de Michèle Lesbre, délicate et feutrée, qui s’incarne dans une écriture concise et dense, toute en finesse et en subtilité.

 

Sabine Wespieser, 15 euros btn commande

doggerland - filholL'avis d'Anouk:

"Doggerland", c'est un monde englouti, une terre de collines et de forêts grande comme la Sicile qui depuis huit mille ans gît sous la Mer du Nord. Le Doggerland, qui reliait la Grande Bretagne au continent, était habité par des populations de chasseurs-cueilleurs. On ne sait comment il a disparu (tsunami violent ou montée progressive des eaux), mais une chose est certaine: « quand la Révolution néolithique a atteint les pays riverains de la mer du Nord, le Doggerland avait déjà disparu. Exclu des mythes européens, de l'imaginaire collectif ».

Élisabeth Filhol offre aujourd'hui une histoire à cette terre oubliée.

Une histoire faite de la sédimentation d'éléments très différents: schistes et carbones, failles géologiques, recherches archéologiques, amours manquées. Une histoire qui, comme le Doggerland, rassemble les rivages de l'actuelle mer du Nord, de la ville écossaise d'Aberdeen à Aarhus au Danemark. Une histoire enfin qui brasse les temps avec une époustouflante subtilité: si "Doggerland" nous promène dans le temps long des ères géologiques, le roman tient en trois journées de décembre 2013, trois journées marquées par le déferlement de la tempête Xaver sur le Nord de l'Europe. C'est précisément ces jours-là que se retrouvent Margaret et Marc: ils se sont aimés vingt ans plus tôt, ont partagé leur jeunesse et les blessures de leurs âmes tourmentées, puis la vie les a séparés. À Margaret, la sage universitaire, l'étude lente et minutieuse de la géologie du Doggerland, la patiente reconstitution de ce monde perdu. Sa quête scientifique est ausssi intime: « Pas d'autre perte irrémédiable que celle que l'on porte en soi, terre d'un exil dont certains se sont remis et d'autres non. Et Margaret est de ceux-là, qui en ont fait un objet d'étude pour mieux lutter. Cet endroit insondable en elle, inaccessible aux relevés topographiques, celui qui lui a été barré dès l'origine, empêché, interdit d'accès et donc par la suite de s'en séparer, de s'en détacher progressivement, elle l'a écarté, mis de côté, remplacé par cette tache blanche à conquérir, à réinvestir au milieu de la mer du Nord ». Marc a préféré à la noblesse de la recherche la flamboyance de l'industrie pétrolière, l'argent facile, la tension, la vitesse. Pour lui aussi, néanmoins, c'est une façon de faire taire les rugissements des démons qui le rongent. La tempête Xaver viendra balayer les remparts que Margaret et Marc ont patiemment édifiés. « La tempête nettoie, fait table rase, nous offre une nouvelle chance, pense Margaret, l'occasion de reconstruire sur des bases nouvelles. Chacun pourrait avoir une bonne raison de l'accueillir ».

Autour de Margaret et Marc, Élisabeth Filhol renoue avec les préoccupations écologiques (la surexploitation de la mer du Nord, le court-termisme de notre société capitaliste) et politiques (le pouvoir des multinationales et des lobbies gangrénant les espaces démocratiques) qui étaient déjà au centre de ses précédents romans, "Centrale" et "Bois II". Elle met en scène avec une épatante virtuosité tous les paradoxes de la science contemporaine, entre prodiges technologiques et inquiétante fuite en avant. Pour autant, si le décor scientifique de "Doggerland" impressionne par sa rigueur et son réalisme, il n'écrase jamais les destinées humaines au cœur du livre. Élisabeth Filhol tisse avec finesse les microfissures intimes menaçant à tout moment l'équilibre de ses personnages, et les failles sismiques qui font trembler les fonds de la mer du Nord. « Quantité de failles chez l’un et l’autre, quantité de micro-séismes, comprend-il vingt ans plus tard, au lieu d’en réguler l’amplitude, dans un effet miroir, de s’autoréguler, chez eux tout s’additionne, s’amplifie, rien ne se soustrait. » 

On ne dira rien de la fin — de la double fin — de ce roman épuré, tendu et habité par les lumières du Nord. Seulement qu'elle est sublime, et qu'elle remue aussi puissamment que les eaux qui ont emporté le Doggerland.

 

P.O.L., 19.50 €btn commande

A la ligne PonthusL'avis de Delphine

Le premier roman de Joseph Ponthus n’en est pas vraiment un – même si on ne sait pas exactement ce qu’est un roman. Il s’agirait plutôt du journal d’un prolétaire du XXIe siècle – ou, pour être plus précis, d’un intellectuel prolétarisé par la précarité.

Après des études de lettres et de travail social, et quelques années d’expérience dans ce second domaine, l’auteur – le récit est autobiographique – est engagé en tant qu’intérimaire dans une conserverie de poisson, puis dans d’autres, et aussi dans un abattoir. S’il se résout à cette extrémité, c’est « pour les sous », faute de mieux, parce qu’il a rejoint une femme aimée dans sa Bretagne natale, où il ne trouve pas d’emploi dans sa branche.

Page après page, ligne après ligne, Joseph Ponthus dresse l’inventaire des journées d’un ouvrier, sans rien omettre : l’embauche et la débauche, les horaires et la lumière artificielle qui font perdre la notion de jour et de nuit, la monotonie « Lancinante / Douce / Ou sordide » des gestes mille fois répétés, la violence du travail qui brise le corps et abrutit l’esprit, la fatigue et les douleurs, les révoltes et les résignations, une certaine solidarité aussi, entre ceux que la novlangue, inepte, n’appelle plus ouvriers mais opérateurs de production.

Ce catalogue, précis et exhaustif, prend une forme singulière : omettant la ponctuation et même le point final, Ponthus écrit des lignes – qui ne sont pas des vers – pour rendre le flux sans cesse interrompu des pensées quand on travaille à la ligne – car on ne dit plus à la chaîne non plus. Son écriture est brute, vive et énergique, parfois crue mais juste, teintée d’ironie et d’humour – comme lorsqu’il se réjouit toute une matinée d’avoir « dépoté des chimères » –, ce qui ajoute à la force de ces feuillets d’usine.

Récit d’une aliénation et d’une transformation, qui évite autant le misérabilisme que la sublimation, A la ligne est aussi l'histoire d’une résistance nourrie par la littérature et la chanson : les mots et l’imaginaire, ceux de Trenet au premier chef, ont sauvé Ponthus qui nous apprend qu’à l’usine, on chante pour tenir – car il s’agit avant tout de tenir, de survivre, et c’est une des vertus les plus puissantes de la poésie que d’être à la fois – mais pas seulement, loin de là ! – phare, canot et bouée.

S’il peint « le glauque de l’usine », Ponthus en montre aussi la « paradoxale beauté » : en éprouvant sa résistance physique et morale, elle l’a aussi endurci et aiguisé, de même qu’elle a bouleversé ses certitudes concernant le travail, la fatigue … et la joie. Elle a aussi agi comme un révélateur de lui-même et l’a aidé, au moins autant qu’un divan de psychanalyste, à apaiser ses angoisses.

Œuvre salutaire sans laquelle, de son propre aveu, l’auteur serait mort ou fou, A la ligne est aussi un témoignage étonnant pour ceux qui ignorent – veulent ignorer … – tout du travail en usine. Il illustre rigoureusement son épigraphe : « C’est fantastique tout ce qu’on peut supporter » (Apollinaire, lettre à Madeleine Pagès, 30 novembre 1915) – et que personne, dans le meilleur des mondes, ne devrait avoir à supporter. btn commande

La Table Ronde, 18 euros