librairie
point virgule

Rue Lelièvre, 1 B-5000 Namur | Tél. : +32 (0)81 22 79 37 | info@librairiepointvirgule.be | Du lundi au samedi de 9h30 à 18h30

deserter enardL'avis d'Anouk:

Avril 2022. Une femme arrive à Weimar pour un bref séjour. Elle gravit l’Ettersberg, à quelques kilomètres à peine du centre-ville. Là, dans le château baroque qui domine la colline, se sont croisés Goethe et Schiller. Là, sur cette même colline, le camp de Buchenwald a perverti à jamais la tranquille sérénité de ce coin d’Allemagne.

Irina Heudeber fait ce voyage pour mettre ses pas dans ceux de son père Paul, mathématicien de génie et rescapé du camp. Elle se rappelle comment vingt ans plus tôt, un certain 11 septembre 2001, elle avait organisé avec un cénacle d’universitaires une journée d’hommage à ce père tant aimé, pour qui « les mathématiques étaient l’autre nom de l’espoir » et qui par fidélité à ses idéaux communistes n’a jamais voulu quitter Berlin-Est. Cette journée de commémoration, sur un bateau de croisière amarré sur la Havel, s’était terminée dans l’effarement – l’effondrement des tours scellant un siècle décidément voué à la dévastation.

Il faut du courage à Irina Heudeber pour ouvrir les yeux sur l’histoire de son père, celle de sa mère, celle de son pays. Elle a beau avancer en âge, elle ne s’habitue pas à ce constat amer : « Tout est contaminé par le mensonge ». Le récit d’Irina se lit comme l’archive des vies de ses parents : une archive tourmentée, parcellaire mais recelant aussi des éclats de beauté, de passion, de poésie.

Adossée à ce texte très construit, une voix s’élève. C’est la voix d’un homme jeune qui décide un matin de printemps de tourner le dos à la guerre. Il tente d’arracher celle-ci de son corps et de son âme comme on se défait de vêtements souillés mais la guerre est tenace. Elle s’insinue dans ses gestes, dans ses rêves, dans sa tentative de retour à la pureté de l’enfance. Dans l’âpreté d’un paysage de montagne, la voix se fait poème, prière, incantation. Est-ce que déserter, c’est toujours trahir ? Cet homme qui gravit la montagne et cherche le salut, pourra-t-il s’abstraire de la violence, celle du monde et la sienne propre ?

En alternant le récit d’Irina, tellement inscrite dans les fracas du 20e siècle, et cette voix immémoriale, anonyme, universelle puisqu’elle ne s’ancre pas dans un conflit précis mais pourrait être de toutes les guerres, Mathias Énard construit un roman d’une extrême profondeur. Mais si l’architecture romanesque est virtuose, sa précision n’étouffe jamais, bien au contraire, la puissance des sensations et des émotions. La langue, somptueuse, fait vibrer chaque page et renvoie chacun à ses interrogations les plus intimes.

C’est un roman fascinant que ce Déserter, dont le titre claque comme une injonction. Fascinant par sa grande originalité formelle, fascinant par la profondeur de ce qui s’y joue, fascinant par l’élégante évidence du talent de Mathias Énard.

 

Mathias Énard sera à la librairie le jeudi 30 novembre pour nous parler de Déserter: un rendez-vous à ne pas manquer!

 

Actes Sud, 21.80 euros - disponible en format numérique icibtn commande

pour qui je me prends saint martinL'avis d'Anouk:

Il y a bien des façons de s'échapper d'une enfance douloureuse, mais celle qu'a choisie Lori Saint-Martin est singulière.

À dix ans, son premier cours de français sonne pour elle comme une révélation: c'est dans une nouvelle langue qu'elle va trancher les fils qui l'attachent à sa famille (un père absent, une mère qui lui fait payer ses propres échecs) et à la ville étriquée où elle a grandi. De cette langue française qu'elle s'est choisie, Lori Saint-Martin fait un instrument puissant d'émancipation. Elle l'apprend avec rage et passion, consciente qu'il n'y aura pas d'autre clé pour ouvrir la porte derrière laquelle elle se sent enfermée. À dix-huit ans, elle quitte l'Ontario pour le Québec et extirpe l'anglais de sa vie. À sa langue maternelle elle préfère sa langue de renaissance. Devenue chercheuse, éditrice et traductrice, elle consacre sa vie au français, la langue dans laquelle elle s'est créée et qui l'a sauvée des chemins tout tracés.

C'est ce parcours de liberté que raconte Pour qui je me prends, un livre âpre et beau qui se lit comme un refus de toutes les assignations. C'est aussi un hommage à l'impureté et au métissage: "J'aime les exilés, les diasporés, les transfuges linguistiques et les asilés politiques, les sabirisants et les patoisants et même les baragouinants, les Indiens qui écrivent en anglais et les Slaves qui écrivent en français et les Marocains qui écrivent en catalan, les interprètes, les passeurs, les dissidents et les mépriseurs de frontières, les sans-papiers et les sans-filet, les inventeurs de mondes et les métisseurs de formes, tous ceux qui mêlent les langues comme on mêle les cartes".

Par-delà la volonté farouche qu'a Lori Saint-Martin de se déprendre de sa famille, et tout particulièrement de sa mère, "Pour qui je me prends" offre une réflexion saisissante sur la filiation et la transmission. C'est en devenant mère à son tour que la petite fille en colère va trouver le chemin de l'apaisement et la force de refaire la route en sens inverse pour se réconcilier avec les siens.

Éditions de l'Olivier, 17 eurosbtn commande

Disponible en format numérique ici

 

tout le monde n a pas la chance 667x1024L'avis d'Adrien :

Le livre d’Élise Goldberg est bref et néanmoins immense, il contient tout un monde. Il avance à petits pas avec humour et légèreté pour mieux nous éclater au visage.

Ayant récupéré le frigo de son grand-père suite à un déménagement, l’autrice saisit l’occasion pour nous parler de traditions culinaires: Tsibèlès mit eyer – oignons (crus) aux oeufs, Gehakte leybèr – foie haché, gefilte fish – LA carpe farcie, keyz kikhn – gâteau au fromage et tant d’autres. Elle présente tout ce vocabulaire, étymologie, prononciation et développe, en passant, des théories digressives, voyant par exemple en Columbo l’anti-héros juif ashkénaze par excellence. Par ses détours, elle revient sur la trajectoire de sa famille depuis la Varsovie pré-ghetto, l’Ouzbékistan, le Kirghizistan, Paris, internement à Vittel, Palestine et retour à Paris où inexorablement les restaurants de tradition ashkénaze ont disparu.

Pour sa cinquantaine, la primo-romancière Élise Goldberg, se fait et nous fait un merveilleux cadeau. Elle aborde son récit par l’éclat, le fragment et nous prévient dès la première page que d’un objet brisé, on ne peut jamais recoller tous les morceaux. Elle qui anime des ateliers d’écriture et a suivi le fameux master en création littéraire de Paris 8 - dont sont sorti·e·s Fatima Daas, Polina Panassenko, Anne Pauly, David Lopez entre autres - a dit avoir repensé lors de ce master tout son manuscrit: de facture classique à la base, elle a osé exploser la forme grâce à sa découverte de littératures vers lesquelles elle ne serait peut-être jamais allée.

Ce récit s’inscrit parfaitement dans la collection Chaoïd de Verdier, au sens de l’adjectif chaoïde, car s’il peut en effet sembler désordonné, il circonvolue et, quasi “par esprit d’escalier” (trèpvertèr) à travers de petits tableaux composites, “des pelures d’événements”, souvenirs, recettes, photos, témoignages (du groupe Facebook des éplucheurs de boulbès), questionnements, il forme un tout organisé, pénétrant et vivifiant.

Savoureux est le premier mot qui vient à la bouche pour qualifier ce livre mais c'est un terme bien réducteur compte tenu de tous les ingrédients qui le composent. Grandiose !

 

Verdier, 18 € btn commande