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conversations entre amis - rooneyL'avis d'Anouk:

La sensation de la rentrée littéraire étrangère vient de Dublin: Sally Rooney, 28 ans tout juste, deux romans qui ont affolé le monde anglophone (son deuxième livre, "Normal People", a reçu en 2018 le titre de meilleur livre de l'année devant celui de... Michelle Obama) et un talent peu commun pour dire ce que c'est qu'être jeune aujourd'hui. 

"Conversations entre amis" arrive donc précédé d'une réputation énoooorme, et l'on comprend immédiatement pourquoi. On trouve à chaque page de ce livre un ton, une fougue, un rythme qui saisissent le lecteur, le malmènent dans ses certitudes et lui offrent la conscience jubilatoire d'assister à la naissance d'un grand auteur. Un surgissement comparable à celui éprouvé à la lecture des Corrections de Jonathan Franzen ou du Sourire de loup de Zadie Smithc'est dire.

On a beaucoup dit que Sally Rooney était la romancière des Millenials, et c'est indéniable. On n'a encore jamais lu comme chez elle le désarroi de cette génération, sa précarité sociale ou affective, sa peur de l'engagement et de la fixité, sa solitude malgré l'instantanéité des échanges sur les réseaux sociaux. Tout est mouvant et fluide: les identités, les places sociales, le sexe.

Et pourtant, malgré cet ancrage éminemment contemporain, "Conversations entre amis" apparaît aussi comme un roman classique, ainsi que son titre le laisse entendre. On y entend la voix de Frances, 21 ans. Étudiante en lettres, elle se produit dans des performances poétiques avec son ex, la pétillante Bobby. "Bobby et moi" sont les premiers mots du livre et ils rythment le texte à plusieurs reprises, tant Frances semble avoir du mal à exister sans Bobby. L'exubérance de celle-ci contrebalance le côté taciturne de Frances, et puis il y a entre elles un fossé économique et social: Bobby vient d'un milieu aisé, Frances d'une famille provinciale en galère. Un soir, à la suite d'un de leurs spectacles de lecture, les deux filles croisent une photographe connue, Melissa. Elle les invite à partager un repas chez elle et leur présente son mari, Nick, comédien célèbre. "Conversations entre amis" est le récit du jeu complexe de relations qui vont se tisser entre ces quatre personnes, deux très jeunes filles et deux trentenaires, deux "débutantes" et deux "héritiers".

En nous plongeant dans leurs histoires d'amour et d'amitié, Sally Rooney touche au plus juste, réussit à nous faire rire juste après nous avoir serré le coeur (et vice versa). Elle fait de sa narratrice Frances un personnage absolument magnifique, à l'intelligence acérée, encline à une autodérision féroce, tout à la fois insolente et tellement cultivée. Frances se montre distante et réservée en toutes circonstances, alors qu'à l'intérieur elle est submergée d'émotions puissantes et contradictoires. Sa voix porte le livre et le contamine de son énergie désabusée.

Et puis, "Conversations entre amis" vient aussi nous rappeler, à l'heure de la communication creuse et de l'ultra moderne solitude, le pouvoir subversif de la parole échangée. Cette parole qui vient remuer le désir, le rend agissant, et change le monde.

Un grand livre, assurément, et une romancière dont on est impatient de suivre la trace.

 

L'Olivier, traduit de l'anglais (Irlande) par Laetitia Devaux, 23 €btn commande

Disponible en format numérique ici

Disponible en collection de poche ici

altruistesL'avis d'Adrien :

Andrew Ridker à tout juste 27 ans signe avec Les Altruistes son premier roman, celui-ci publié simultanément  dans 18 pays. C’est peu dire que les éditeurs croient en ce livre. Et ils ont raison, il s’agit d’un coup de maître. Si on peut arguer que le récit est parfois trop construit, parfois trop écrit, on ne peut nier qu’il est le plus souvent très bien construit, très bien écrit.

Les Altruistes ou l’histoire d’un père, Arthur, prof d’université non titularisé. La diminution progressive de ses heures de cours ne l’aidant pas à joindre les deux bouts, il va dès lors tenter de se rapprocher d’Ethan et Maggie, ses enfants, lorgnant sur leur part d’héritage.
Les Altruistes ou l’histoire d’un fils, Ethan, qui sombre depuis 2 ans dans une réclusion lénifiante et onéreuse. L’héritage reçu de sa mère une fois dilapidé, Ethan se retrouve endetté jusqu’au cou. Ethan rêve d’un coup de main de son père.
Les Altruistes ou l’histoire de Maggie, la fille, qui décide de ne pas toucher à l’argent immérité et de vivre plus que chichement de petits boulots ingrats et usants.
Les Altruistes ou l’histoire d’une mère, Francine, qui tenait à bout de bras, vaille que vaille, toute cette famille, ce château de cartes s’effondrant après sa mort.
Les Altruistes ou trois pieds nickelés, du moins deux, surnageant dans le marasme qu'ils ont eux-mêmes créé.

Andrew Ridker nous présente ce petit monde par le menu, son cheminement, et ausculte au scalpel tout ce qui constitue la vie de ces protagonistes quelque peu détestables mais attachants tant on se reconnaît dans leurs petits ou gros travers. Il déroule les idéaux bafoués que peut contenir une vie, comment on imagine les choses, comment on met tout en place pour les atteindre, comment ça se passe dans la réalité. Avec une sociologie et une psychologie imparables, Ridker pousse la littérature à des sommets nous entraînant dans un manège, une course folle, où il nous tend finalement le miroir de notre vie dans ce monde globalisé au sein duquel nous sommes tous un peu perdus et avec lequel on compose.

Rivages, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Olivier Deparis, 23 €.btn commande

occasions tardives - tessa hadleyL'avis d'Anouk:

Depuis 2017 et la parution en français de son roman Le passé, mon panthéon de romancières anglaises compte un nom nouveau, celui de Tessa Hadley. L'intelligence, la finesse, l'ironie, le sens du détail — en un mot, la grâce — qui ravissent à chaque page de ce roman familial sont toujours au rendez-vous aujourd'hui que paraît Occasions tardives. Peu de romanciers réussissent comme elle à capter les pulsations les plus intimes, les mouvements de l'âme les plus infimes, tout en parlant si bien du tumulte de notre monde contemporain. 

Occasions tardives échappe à toutes les étiquettes que l'on voudrait lui coller. En apparence, nous avons lu mille fois l'histoire qui s'y tisse, celle de deux couples aisés, qui écoutent Schubert, visitent la Biennale de Venise, dissertent autour de grands crus dans leurs appartements des beaux quartiers de Londres. Et pourtant: sous le subtil scalpel de Tessa Hadley, ces quatre personnages ne sont en rien des archétypes de roman bourgeois. Leurs pensées, leurs secrets, leurs contradictions en font des êtres de chair et d'émois, aux désirs imprévisibles.

Deux couples donc, Christine et Alex, Zachary et Lydia. Ils se connaissent depuis leurs années de jeunesse, et rien, ni le temps qui passe, ni les enfants qui grandissent, ni les désillusions ou la réussite sociale, n'est venu ternir leur amitié complice. Quand s'ouvre Occasions tardives, leurs vies tranquilles cèdent le pas à la sidération: Zachary vient de mourir d'un infarctus foudroyant. Christine et Alex accueillent Lydia chez eux et l'épaulent dans l'épreuve. Le surgissement de la mort va obliger chacun des survivants à s'interroger sur le sens qu'il a donné à sa propre existence. La place laissée béante par l'exubérant Zachary va également reconfigurer les relations entre Christine, Alex et Lydia. Toutes ces chorégraphies intimes, du simple frémissement aux mouvements telluriques, Tessa Hadley les saisit en des vignettes empreintes de délicatesse et d'un incroyable effet de vérité.

Il y aurait encore tant de choses à souligner à propos de ce roman dense et tissé serré. Il faudrait parler, par exemple, des enfants des deux couples, jeunes adultes d'aujourd'hui, dont les interrogations et les désirs semblent bien éloignés de ceux de la génération précédente. Il faudrait aussi s'arrêter sur l'image de Londres et sur la géographie urbaine qui se dessinent en creux tout au long du livre. Il faudrait encore insister sur la fluidité du temps chez Tessa Hadley: chez elle, "le présent [est] transparent, et le passé visible au travers".

Tessa Hadley est le secret bien gardé de la littérature anglaise d'aujourd'hui. Un secret si formidable que l'on a l'irrésistible envie de le partager.

 

Éditions Christian Bourgois, traduit de l'anglais par Aurélie Tronchet, 22 €btn commande