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Pays natal - DhôtelL'avis de Delphine

 

Il semble – fors une confrérie de happy few dont la plupart sont écrivains –  qu’on ait oublié André Dhôtel ; il est certain qu’on a tort.

Il a écrit, entre les années 30 et 80, une quarantaine de romans, de nombreuses nouvelles et des poèmes qui, tous, sont désuets et inactuels mais intemporels, et dotés d’un charme – au sens magique du terme –  puissant quoique subtil.  Il est aussi l’auteur d’articles et d’ouvrages critiques, notamment sur Rimbaud. Parmi ses œuvres, Pays natal, réédité au début des années 2000 chez Phébus (Libretto), avec quelques autres titres – dont plusieurs sont malheureusement épuisés.  

Félix est un enfant abandonné qui a été recueilli et élevé par de paisibles et dignes petits commerçants. A 25 ans, son avenir semble tout tracé : secrétaire particulier dans une épicerie en gros installée à Namur, il donne pleine et entière satisfaction à son patron et a toutes les apparences d’un jeune homme très sérieux. Il s’apprête de surcroît à épouser Juliette Dorme, une fille de bonne famille. Tout s’annonce sous les meilleurs auspices… jusqu’à ce qu’il tombe par hasard sur Tiburce, un vieux camarade perdu de vue qui vit de menus trafics plus ou moins interlopes. Il se laisser alors embringuer dans des histoires qui le ramènent aux frasques de leur adolescence, réveillent des souvenirs enfouis – un visage « d’une beauté incroyable » – et compromettent sans appel ses beaux projets.

C’est que Félix, comme tous les héros dhôtelliens, est voué aux aventures, aux toquades aussi bien qu’aux passions immarcescibles. Il suffit d’un rien, d’un hasard aussi insignifiant que fulgurant – l’éclat d’un visage, une image étonnante, … – pour que ces jeunes gens sortent des voies régulières et se perdent dans des sentiers buissonniers.  Ils se livrent alors corps et âme à des vagabondages qui mènent bien loin de toute carrière, de tout honneur, de toute position solide et avantageuse – toutes choses qui sont, dans l’univers de Dhôtel, assez dénuées de valeur – et qui, après maintes tribulations, aboutissent à une reconnaissance éclatante qui a valeur de révélation – thème récurrent chez cet écrivain – et à une fin inattendue, lumineuse et âpre.

Comme les autres romans de Dhôtel, Pays natal est écrit avec les mots et les tours les plus simples et l’histoire, riche en péripéties, peut sembler anodine, sans grande portée. Il ne faut pourtant pas s’y arrêter, et encore moins reléguer Dhôtel au purgatoire des écrivains faciles, superficiels, divertissants : cette « redoutable » simplicité – ainsi que la qualifiait Henri Thomas, un autre oublié des lettres – masque une profondeur moirée qu’on ne soupçonne pas d'abord et qui témoigne de la quête inlassable de Dhôtel : il s’agit pour lui d’« explorer le domaine étonnamment secret de la banalité », d’en révéler, ou tout au moins d’en suggérer, les merveilles celées – et parfois les ombres. Livre après livre, il explore le réel dans ce qu’il a de plus concret, de plus quotidien, de plus insignifiant – c’est-à-dire qu’il sonde le mystère des choses et des êtres, leur étrangeté foncière, et plonge au fond de l’inconnu. C’est là que sourd le merveilleux dhôtellien : dans la présence diffuse et chatoyante d’un autre monde au sein de celui-ci, présence qui ne se manifeste qu’à ceux qui savent regarder et attendre, s’attacher aux détails les plus infimes et s’y abîmer, se perdre et recevoir comme un présent nonpareil les épiphanies fugaces qu’ils offrent – en d’autres termes, ceux qui savent qu’« une science subtile de l’égarement illuminera les plus humbles choses ».

Il y aurait bien davantage à dire sur Dhôtel, en qui Mauriac voyait « le créateur du plus étrange de nos univers romanesques », mais cela suffira, je l’espère, à vous donner envie d’entreprendre un voyage dans le Dhôtelland, ce pays singulier dont on ne revient jamais.

 

Phébus, 9,05 euros btn commande

manifesto - recondoL'avis d'Anouk:

"On meurt, c'est tout, et on agrandit l'âme de ceux qui nous aiment. On la dilate. La mienne va bientôt exploser".

 

Ses parents lui avaient donné un prénom promettant le bonheur.

Félix de Récondo pourtant a tôt appris que la vie ne va pas sans tragédie. Grandi dans une famille basque espagnole, il connaît dès l'enfance la guerre civile et les routes de l'exil. Esprit libre et âme d'artiste, Félix trace un chemin bien à lui, ouvert à l'émerveillement et à la beauté du monde. Mais la mort guette, jamais bien loin. Elle lui prendra l'un après l'autre trois de ses enfants.

La quatrième, Léonor, offre à ce père aimant et aimé un tombeau de mots — ce doux et vaillant Manifesto.

C'est un livre de deuil, assurément, mais tissé d'un appétit de vie peu commun. Un livre abrupt où alternent des chapitres très courts, comme une respiration hachée, et dans le même temps un livre qui élargit l'espace et le temps. Manifesto est bref comme le moment du dernier au revoir: une nuit de mars, Félix, hospitalisé pour une opération somme toute banale, va mourir de complications inattendues. Appelées à son chevet, sa compagne et sa fille assistent impuissantes à son agonie. Le temps est suspendu, calé sur le souffle toujours plus rare de Félix. Léonor de Recondo offre en contrepoint aux pages tendues qui racontent cette nuit des chapitres au ton bien différent. Depuis un monde qui n'est déjà plus tout à fait le nôtre, Félix converse avec un vieil ami, Ernesto (Ernest Hemingway, qui a séjourné dans sa famille à plusieurs reprises dans les années 1930). Les deux hommes échangent souvenirs et considérations sur la vie et sur l'art: un compagnonnage au goût de liberté et de vagabondages.

L'alternance de ces chapitres de nature si différente offre au livre une grâce infinie et ramène la mort au coeur de la vie. Léonor de Récondo touche juste, au plus près des émotions. Au plus près de cette complicité artistique qui l'unissait, elle la violoniste, à son père sculpteur — elle fait dire à Félix: "j'ai, alors, imaginé que j'étais moi-même musicien et qu'elle dessinait avec son archet, que ce qui nous intéressait l'un et l'autre, c'était d'entrer mains en avant dans cette masse et de laisser le souffle y trouver sa place, toute sa place".


"Manifesto" est un livre rare, subtilement tenu en équilibre entre la consolation et l'émerveillement. Un formidable hommage à la vie et à l'amour.

 

Sabine Wespieser Éditeur, 18 €btn commande

amerique derriere moi - desplanquesL'avis de Régis:

Écrire la mort. Et la naissance. Être au plus près, au plus juste. Erwan Desplanques publie en cette rentrée d'hiver un livre bouleversant. Le récit d'un homme qui perd son père et devient père à son tour. Le temps de la maladie et celui de la grossesse, emmêlés, imbriqués. Et puis le départ, l'arrivée, le chagrin, la joie, les regrets, les regards, le temps.


Tendu d'un bout à l'autre, si subtilement construit, ce livre écrit à la première personne n'est en rien un récit de vie ou un de ces témoignages larmoyants. Le texte de Desplanques nous prend par sa sobriété, son élégance, son humour aussi. Son écriture, fine et précise, tient l'émotion à distance, comme suspendue.


Et c'est peut-être là le réel enjeu de ce roman, dire au lecteur combien cette distance, cette hauteur, ce retrait permet de capter plus intensément le réel, d'en percer ses contradictions, de cerner sa complexité. Les courts chapitres disent tantôt le présent tantôt reviennent sur l'histoire familiale, des parents, des grands-parents. On y lit la passion inconditionnelle du père pour l'Amérique, ses rêves d'aviation, de grandeur, son goût des armes. Il y a aussi la guerre familiale incessante, les scènes de ménage, les tromperies, le divorce qui ne dure pas, les retrouvailles. C'est le temps de l'adolescence du narrateur, c'est la vie en province, les livres qui aident à tenir, le grand frère trop lointain.


Écrire aujourd'hui pour traquer la vérité de leurs vies à tous, pour tenter de sortir enfin du mensonge, devenu véritable marque de fabrique de la famille.


Les chapitres du temps présent explorent, eux, ces moments prévisibles qui ne permettent pourtant pas la moindre préparation: pas de répétition prévue, c'est la vie dans ce qu'elle a de plus nu et de plus violent! L'expérience la plus intime et la plus universelle de la mort et de la naissance. Erwan Desplanques dit magnifiquement la grande fragilité de ces instants-là.


Mais L'Amérique derrière moi porte aussi en lui, au creux de ses pages, une réflexion bien plus vaste sur la transmission d'une génération à l'autre et sur l'urgence qui est la nôtre, pour notre génération, de nous frayer un chemin, certes tortueux, mais libérateur.


"Parvenu à l'extrémité du Massachusetts, Thoreau avait écrit: Un homme doit s'asseoir ici et poser toute l'Amérique derrière lui. J'étais désormais cet homme, prêt à faire sécession (...)"


Ne passez pas à côté de ce livre précieux !

 

L'Olivier, 16 €btn commande