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Jusquà la bêteL'avis de Maryse:

Ça se passe fin des années 2010 dans un abattoir, zoning industriel de la banlieue d’Angers. Erwan y est ouvrier à temps plein. Il turbine dur dans le froid pinçant des frigos, parmi les innombrables carcasses de vaches qui avancent à la queue-leu-leu. CLAC. Elles s’entrechoquent sur les rails. CLAC. Ça ne s’arrête jamais. CLAC. On doit accélérer la cadence. CLAC. On patauge dans des litres de sang. CLAC. Il ne faut pas penser, il faut bosser. CLAC. Pour alimenter l’ogre de la grande distribution, remplir ses rayons de barquettes de brochettes et de steaks hachés.

Sa vie à la chaîne – la même que celle de tant d’autres – est légèrement agrémentée des discussions gaillardes entres collègues galériens, des coups de gueules féroces des comparses syndicalistes, de quelques godets descendus après la pause au bistrot, des congés que, tout au long de l’année, on ne fait qu’attendre comme une délivrance. Puis, il y a Laetitia, une jeune saisonnière d’été, dont Erwan tombe amoureux : la trouée de lumière sur la grisaille du quotidien. De son enfance et de son adolescence restent les souvenirs d’un père tyrannique, des cours séchés, des virées avec le frangin tant adoré. Et il y a les angoisses. Mordantes. Celles qui le conduiront à commettre l’irréparable.

Jusqu’à la bête est un roman social contemporain puissant. Au-delà du parcours particulier d’un personnage tiraillé, complexe, bosselé et brossé à la perfection, c’est la condition ouvrière d’aujourd’hui qui est ici interrogée et examinée. C’est la France de province, ses petites mains, ses travailleurs pauvres, les vies compressées des laissés pour compte du néolibéralisme. Enfin et surtout, dans ce texte engagé, le lecteur est brutalement confronté à une écriture singulière, lacérée, efficace et incisive. Timothée Demeillers : une voix – des sans voix – hors norme, à lire de toute urgence.

Jusqu’à la bête est paru aux Éditions de l’Asphalte en 2017. Sa version de poche vient juste de sortir chez le même éditeur.

Extrait choisi :

Au moins deux ou trois ans, je me disais.

Au moins deux ou trois ans de retraite. Je ne demande pas vraiment plus. Deux ou trois ans. Et être encore suffisamment en forme pour profiter. Pour oublier tout ça. Après, je peux crever. Mais qu’on me donne au moins ça. Au moins ces quelques années de retraite. C’est ce qui se dit, à l’abattoir. Pour les rares qui réussissent à l’atteindre intacts. Ceux que les mêmes gestes répétés à l’infini sur quarante ans n’ont pas trop amochés. Les mêmes gestes. Les mêmes mouvements du corps. Les mêmes muscles qui travaillent. Les mêmes tendons, les mêmes os. Les mêmes os qui, au fil du temps se déforment, se calcifient. On devient des formes de mutants, à travailler à la chaîne. On devrait étudier ça en anatomie. Le corps d’un ouvrier à la chaîne. Les transformations du corps d’un ouvrier à la chaîne. Les douleurs. Les maux. La journée, ça va encore. Parce que les muscles sont chauds. Parce que les tendons sont chauds. Mais une fois au repos. La nuit. Les douleurs apparaissent. Les sales douleurs de trop répéter les mêmes mouvements mécaniques. Avec l’angoisse croissante de se dire que demain ça n’ira que plus mal. Parce qu’il faut y retourner. Il faudra recommence. Il faudra altérer son corps un peu plus encore. Et ne rien dire. Et se taire. Jusqu’à ce qu’on craque. Jusqu’à ce que le corps dise stop. Jusqu’à ce que la tête dise non. Les mêmes gestes, heure après heure. Jour après jour. On demandera peut-être un changement de poste. Un changement de poste qui veut juste dire un changement de geste. Aller abîmer un peu l’épaule après avoir bousillé le poignet. Quand le muscle, le tendon, l’os devient trop irrécupérable. Alors terminer sans encombre jusqu’à la pleine retraite, c’est l’aspiration de tous.

Tout comme quelques années de paix après l’usine.

Juste quelques années de retraite.

Asphalte/poche, 10€.

Disponible en format numérique ici. btn commande

 

il ny aura pas de sang verse desbiollesL'avis d'Anouk:

De livre en livre, Maryline Desbiolles tisse les voix de femmes et d'hommes sur lesquels, d'ordinaire, le regard ne s'arrête pas. Qu'il s'agisse des siens, ses grands-parents italiens poussés par la misère jusqu'en Savoie (Primo) ou d'autres oubliés (les habitants de l'Ariane, un quartier dit "sensible" de Nice dans C'est pourtant pas la guerre), ses mots donnent à ces figures de l'exil et du déclassement une ardeur qui s'imprime durablement.

Il n'y aura pas de sang versé prolonge la démarche, en nous menant à vive allure vers la première grève de femmes, dans le Lyon de 1869. Pour autant, rien ici du livre d'histoire érudit et pesant. Ce qui anime Maryline Desbiolles, c'est sa volonté de donner voix, corps et mouvement à quatre ouvrières parmi les deux mille grévistes. Quatre filles aux pas desquelles elle nous attache par la grâce de son écriture alerte et sensible.

Elles viennent du Piémont, de Provence ou de Savoie. Toia, Rosalie, Marie et Clémence partagent pourtant des enfances parallèles, marquées du sceau de la misère. Arrivées à Lyon, l'industrie de la soie les avale: une main d'oeuvre dure à la tâche, sans instruction, sans revendication. Toutes quatre sont ovalistes: dans les salles ovales des moulins, au rythme imposé par les machines, elles tordent et enroulent les fils de soie destinés au tissage. Vies de peu, environnées par les maladies, les morts en couches, la violence des patrons.

En passant le relai de l'une à l'autre, Maryline Desbiolles suit leurs élans, leurs espoirs, leurs déconvenues jusqu'à cette ligne d'arrivée qu'est le début de la grève. Alors les relayeuses se fondent dans un "nous" et nous entraînent à leur suite. "Entre les visages rapprochés des femmes en mouvement ou mieux, en circulation, un instant nous ne reconnaissons plus ceux des quatre relayeuses comme si leurs traits s'échangeaient, le sourire de l'une éclairant le visage de l'autre, comme si leurs cheveux se mêlaient et le brillant des yeux l'emportait sur la variété des couleurs".

La grève: quelques semaines où le temps se suspend, quelques acquis qu'il faudra mettre à profit, "le dénouement est à inventer". Pour nos quatre ovalistes, elle creuse une ligne de démarcation dans leurs vies. En éclairant ces femmes de son écriture vive et précise, résolument solidaire, Maryline Desbiolles explore de nouvelles façons d'écrire les luttes d'autrefois pour nourrir celles d'aujourd'hui.

Sabine Wespieser Éditeur, 18 €btn commande

Disponible en format numérique ici

levaux baisse ton sourrireL'avis d'Adrien :

A l’instar de l’excellent enquêteur Mathieu Palain et son récit journalistique paru en ce début d’année aux Arènes « Nos pères nos frères nos amis. Dans la tête des hommes violents », Christophe Levaux choisit de s’attaquer à ce même thème mais de façon plus acrobatique car sous la forme d’une fiction.

Tout commence quand petit, dans une vie sans fard rythmée par les disputes sourdes de ses parents, le narrateur assiste, marqué à vie, à la disgrâce du jeune prodige d’un football belge, Gilles De Bilde pour ne pas le nommer, qui, en plein match, assène un furieux coup de poing à un adversaire le laissant KO. Notre anti-héros, c’est peu de le qualifier ainsi, apprendra plus tard que la violence du footballeur ne s’est pas arrêtée au stade.
S’émancipant du foyer familial après quelques amourettes sans trop de lendemains, notre narrateur rencontre Sophie avec laquelle il va vivre une sorte de passion, la vraie passion lui semblant vaine et impossible. Petit à petit, une routine qui n’enthousiasme plus les jeunes amoureux s’installe et prend la tournure d’une rancœur triste. La violence va alors sombrement surgir.

Baisse ton sourire est un livre qui remue les entrailles. Christophe Levaux a, depuis ses débuts dans la « scène littéraire », le don de croquer la classe moyenne qui se morfond et, s’il le faisait avec humour dans ses précédents romans, nous nous retrouvons ici dans un abîme de laideur pitoyable où l’amour n’existe plus ou n’arrive plus à exister. L’incompréhension de l’autre et la solitude sont partout tout le temps faites chair. Christophe Levaux contient ce texte de bout en bout et nous donne à réfléchir, nous terrifie tous, lecteurs, dans notre humanité vacillante façonnée par les structures sociales qu'il s'agit de déconstruire et de refonder.

Editions Do, 17 €btn commande