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chemin du diable - ohlL'avis d'Anouk:

Entrer dans un roman de Jean-Pierre Ohl, c'est comme ouvrir une boîte de chocolats. On a beau s'armer de volonté, il est difficile de résister: allez, encore un chapitre! On retrouve avec délectation dans Le chemin du diable ce qui faisait le charme des Maîtres de Glenmarkie: un joyeux mélange de suspense, d'érudition et de loufoquerie orchestré par des personnages romanesques à souhait dans un décor so british. À ces ingrédients, Le chemin du diable ajoute une touche de gothique, un zeste de philosophie politique et le souffle épique du roman historique. C'est beaucoup pour un seul livre? Mais non: la plume allègre de Jean-Pierre Ohl, son ironie, son élégance, donnent à l'ensemble une incroyable fluidité, et l'on circule avec délice dans les méandres de son imagination débridée.

Nous sommes en 1824. Dans le Nord de l'Angleterre, la misère est une compagne quotidienne. Et ce n'est pas l'arrivée du chemin de fer sur ces terres ingrates qui rassure les habitants: n'est-ce pas là une invention du diable? L'ingénieur George Stephenson, inventeur visionnaire et idéaliste, est convaincu du contraire. À ses yeux, le train permettra de mieux partager les idées et les richesses. Mais voici que lors de travaux de drainage ses ouvriers déterrent un cadavre de femme. Les rumeurs et les spéculations affolent la petite ville de Darlington: ne s'agit-il pas de Lady Beresford, l'épouse française du châtelain local, dont la disparition vingt ans auparavant n'a jamais été résolue?

La recherche de la vérité va mettre en mouvement bien des intérêts contradictoires: sectes millénaristes, garants de l'ancien monde, financiers avides vont rivaliser d'inventivité perverse pour brouiller les pistes. Mais il y a aussi l'attachant Edward Bailey, devenu bien malgré lui notable de l'étriquée Darlington; il y a son comparse, l'énigmatique Seamus Snegg, et cette jolie Mrs Preston, qui vit par procuration dans les romans de Jane Austen, et Kirstie, et Leonard Vholes, et tous ces personnages débordants de vie et d'énergie, tous ces héros de papier auxquels Jean-Pierre Ohl donne tant de chair que l'on croirait les avoir près de soi. Tous cheminent vers une vérité qui sera bien loin de ce que les apparences laissaient entendre.

"Le chemin du diable" aurait pu être écrit par Wilkie Collins, tant le suspense tient en haleine. Il pourrait tout aussi bien s'agit d'un roman de Charles Dickens, pour la description habitée de l'accablante misère qui va de pair avec le triomphe de la révolution industrielle. Dickens est d'ailleurs le maître à penser et à écrire de Jean-Perre Ohl, qui lui a consacré une biographie et un précédent roman. Les clins d'oeil à son œuvre sont nombreux tout au long du livre, et l'auteur de David Copperfield fait même une jubilatoire apparition. Lord Byron n'est jamais loin non plus, et les ombres de Rousseau, de Danton et de bien d'autres éclairent les destinées des personnages.

Et alors, pourrait-on dire? À quoi bon, au XXIe siècle, écrire un roman à la manière des Anglais d'autrefois? À quoi bon ce facétieux kaléidoscope d'histoires du passé? N'est-ce là qu'un brillant divertissement? Non, bien sûr. On ne manquera pas de trouver, sous le décor historique, un miroir tendu à notre monde. La fascination pour la technique, la certitude que la "modernité" vaut tous les sacrifices humains, la course au profit outrancier: n'est-ce pas un constat toujours aussi parlant en 2017 qu'en 1824? L'allégresse, chez Jean-Pierre Ohl, ne va pas sans la mélancolie, et la conscience aigüe de la fragilité de nos destinées. Et cela donne à son Chemin du diable une dimension profondément émouvante.

Assurément une jolie réussite.

Gallimard, 21 €

Disponible en format numériquebtn commande